L’annonce par le président Macron de la relance prochaine du programme nucléaire français apparaît comme une décision sage au regard des contraintes énergétiques et environnementales imposées par les effets du changement climatique. Mais ce choix fait l’impasse sur les risques d’accident ou d’attaque hostile touchant le parc électronucléaire français alors que le contexte sécuritaire des prochaines décennies devrait fortement se dégrader. De quoi transformer le choix raisonné d’aujourd’hui en faveur du nucléaire en potentiel cauchemar dans un avenir plus ou moins proche. Choisissons en toute lucidité les solutions énergétiques de demain en étant conscient de la prise de risque que l’option nucléaire induit.
La relance programmée de la filière nucléaire française
Le 10 février, le président Macron a prononcé un discours se voulant fondateur sur l’avenir de la politique énergétique du pays et visant à esquisser les contours de l’offre électrique hexagonale à l’horizon 2050. Tenue à Belfort, cette intervention marquait par ailleurs le retour dans le giron tricolore de la filiale d’Alsthom produisant les turbines géantes Arabelle, précédemment abandonnée – comme l’ensemble du pôle énergie du constructeur français – à l’appétit du géant américain General Electric, au terme d’une longue campagne de déstabilisation du fabricant français. Une manœuvre figurant désormais dans tous les manuels traitant d’intelligence économique ou « stratégique » et ayant démontré une certaine pusillanimité des dirigeants français de l’époque face aux agissements de « l’allié » américain.
Ce « discours de Belfort » concrétise le triomphe d’un long travail de l’opinion publique et des cercles dirigeants par les opérateurs économiques du secteur nucléaire (représentant plus de 200 000 emplois), lesquels sont parvenus à réconcilier les Français avec cette option technologique, très fortement déstabilisée à la suite de la catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011. Les déclarations présidentielles constituent le dernier étage d’une campagne menée avec habileté depuis des mois, à grand coup de tribunes dans les principaux médias dominants ou de rapports d’experts, l’apogée de cette stratégie d’influence ayant été la diffusion, fin octobre 2021, d’une étude de RTE (Réseau de Transport d’Electricité), intitulée « Futurs énergétiques 2050 » qui déclinait six scénarii combinant sobriété, énergies renouvelables et nucléaire, favorisant toujours ce dernier. De fait, le discours du chef de l’Etat à Belfort reprend de très larges pans du scénario le plus ambitieux pour le nucléaire élaboré par RTE. Cette étude au tropisme pronucléaire évident a été largement reprise et commentée, exposition médiatique contrastant avec le maigre écho médiatique recueilli par les travaux de l’association Negawatt diffusés au même moment et proposant un projet alternatif non nucléaire, pourtant cohérent et chiffré, reposant exclusivement sur les énergies renouvelables. Un document très peu, pour ne pas dire pratiquement pas du tout, repris par les médias mainstream, ces travaux servant toutefois de trame principale au programme énergétique de la France Insoumise dans la perspective de la séquence électorale à venir.
Au-delà du lobbying du secteur auprès des décideurs français et européens (cf. la « victoire » incontestable des pronucléaires concernant la taxinomie des énergies retenue par la Commission en ce début d’année 2022, classant le nucléaire comme « énergie de transition »), ce regain d’intérêt en faveur du nucléaire résulte très largement de la nécessaire prise en compte de certains fondamentaux relatifs à la réduction des émissions de CO² et à la baisse impérative de la consommation d’hydrocarbures afin d’atténuer les effets du changement climatique qui s’annonce au cours des prochaines décennies. Le nucléaire émet peu, en tout cas beaucoup moins, de gaz à effet de serre (GES) que les principales sources d’énergie actuellement utilisées (charbon, pétrole, gaz), situation permettant à la France d’afficher un taux d’émission de GES générés par la production d’électricité nettement meilleur que la plupart de ses partenaires européens, et en particulier de l’Allemagne.
Source : Agence européenne de l’environnement
Mais le vieillissement du parc électronucléaire français et la prise en compte de l’évolution des besoins en électricité de la société et de l’économie françaises au cours des prochaines décennies nécessitent de repenser la composition de notre mix énergétique à la lumière des besoins et des contraintes que l’on peut pronostiquer pour les 2 ou 3 décennies prochaines. Celles-ci se caractériseront par une électrification croissante de l’économie et de notre vie quotidienne, nécessitant de réduire individuellement notre consommation énergétique par rapport à une demande d’électricité qui – globalement – ne va cesser de croître.
Source : RTE
Une telle question devrait figurer au centre du débat démocratique que l’on peut espérer voir émerger à l’occasion de la campagne électorale pour la présidentielle du printemps 2022. A ce titre, le « discours de Belfort » constitue – par la nature du thème abordé et ses implications pour l’avenir – un des premiers faits saillants de la candidature du président sortant (s’il y avait encore des doutes sur la probabilité de sa candidature, toujours pas annoncée officiellement lors de l’écriture de ces lignes).
Relancer le nucléaire « quoi qu’il en coûte » ?
Mais le contenu de ce discours fait davantage penser à une copie d’un brillant élève de Sciences Po, passant en revue l’ensemble des problématiques du secteur qu’à un réel programme politique résultant d’une série de douloureux et délicats arbitrages ayant pour objectif de prioriser des choix concrets. Car au-delà de « l’effet catalogue » de ce qu’il conviendrait de faire dans un monde parfait où « l’argent magique » abonderait, la mise en œuvre des divers points abordés va immanquablement se heurter à la « tyrannie de la réalité », financière en l’occurrence, EDF n’ayant nullement les moyens de financer tous les projets présidentiels annoncés dans le registre nucléaire.
Car aux investissements sensés préparer l’avenir (6 à 14 réacteurs EPR2 à construire d’ici 2050 pour un montant unitaire estimé à ce jour à 10,7 milliards afin de produire 25 gigawatts de nouvelles capacités nucléaires), il convient de rajouter ce que certains dénomment le « fardeau » du contexte nucléaire actuel, à savoir :
- la délicate mise au point des EPR de 1ère génération et les dépassements calendaires et financiers exorbitants des prototypes finlandais et de Flamanville (le coût de la centrale normande étant désormais estimé à 19 Mds d’€, en intégrant les intérêts d’emprunts résultant d’un retard de 11 années par rapport à l’échéancier initial) ;
- les coûts – aujourd’hui pour EDF et demain probablement pour le contribuable français – des projets britanniques d’Hinkley Point (estimés à 25 Mds d’€) ;
- le montant – astronomique – du grand carénage du parc existant (56 réacteurs actuellement en activité, d’une moyenne d’âge supérieure à 35 ans et fournissant plus de 70% des besoins en électricité du pays, contre seulement 10% à l’échelle mondiale), opération ouvrant la voie à la prolongation au-delà de 50 ans de la durée de vie de « tous les réacteurs qui peuvent l’être » dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Une telle formule employée à Belfort par le président de la République induit, à la lumière de certains incidents récents, le possible arrêt et démantèlement de certains réacteurs trop affectés par le poids de l’âge et dont la rénovation s’annonce trop dispendieuse. Mais leur éventuel démantèlement s’avérera également très onéreux, sachant qu’avant le discours de Belfort, la fermeture de 12 réacteurs jugés trop vieux était programmée d’ici 2035 ;
- n’oublions pas enfin la gestion des déchets – actuels et futurs – sur la base de solutions techniques non encore matures et dont le coût demeure difficile à fixer avec précision (le projet Cigéo d’enfouissement géologique des déchets est estimé a minima à 25 Mds d’€, certaines évaluations évoquant le double voire le triple de ce montant).
Il est problématique de constater que pour un projet aussi crucial que la refonte du mix énergétique français à l’horizon 2050, en accordant la priorité au nucléaire sur la base de technologies – pour une large part – non ou mal maîtrisées à ce jour, demeure une foultitude d’incertitudes concernant les coûts financiers exacts de nombreux points cruciaux de ce programme.
En additionnant tous ces éléments, tous aussi urgents les uns que les autres, et en y rajoutant des impératifs non liés au nucléaire (comme la nécessaire modernisation et numérisation du réseau de distribution électrique, estimée à 69 milliards sur 15 ans), on arrive à des montants de l’ordre de plusieurs centaines de milliards d’euros étalés sur au moins trois décennies dont on se demande comment EDF pourra assumer la charge alors que l’entreprise est déjà endettée à hauteur de 41 milliards d’€ (chiffres de juin 2021) et que le cours de son action boursière s’est effondré entre janvier 2010 et décembre 2021. Certains, et pas seulement des cadres nostalgiques du Parti communiste mais de brillants ministres aux hautes ambitions, envisagent même de renationaliser l’électricien hexagonal (encore contrôlé à 83,9% par l’Etat) pour quelques 5 milliards d’€ selon les estimations de Bercy. De quoi faire tousser la Commission de Bruxelles !
Comme la culture politico-administrative de nos dirigeants les incitent trop souvent à la procrastination et au « choix du non-choix », en particulier sur ce sujet nucléaire depuis plusieurs décennies, il est à redouter qu’aucun arbitrage majeur ne soit effectué. Il devrait en résulter la tentation de tout faire en même temps, faute de choix clair, en oscillant selon les humeurs du moment entre attentisme et revirement, avec le risque de saupoudrer budgétairement chaque point sans parvenir à atteindre un seuil d’efficacité critique.
Les enjeux énergétiques au cœur du débat démocratique
La diversité des tâches à accomplir, l’ampleur des enjeux à appréhender, les montants des investissements à réaliser et la durée des échéanciers à tenir nécessitent un engagement fort et massif des pouvoirs publics et de l’opinion en soutien à EDF. Mais cela nécessite qu’un débat ouvert, transparent et démocratique se déroule effectivement à ce sujet, en écoutant toutes les voix, y compris celles des Cassandre, et que les solutions ne soient pas prises au terme d’une « fulgurance jupitérienne » par un seul homme et quelques conseillers de l’ombre. Les enjeux financiers, économiques, sociétaux, environnementaux, sanitaires et sécuritaires sont bien trop complexes et problématiques pour être arbitrés par un seul homme, quelle que soit sa fonction, et doivent au contraire être appréhendés dans le cadre d’une démarche collaborative misant sur l’intelligence collective et le débat raisonné. En la matière, la tenue pendant quelques mois d’une convention citoyenne sur les enjeux énergétiques (englobant la relance du nucléaire mais aussi la sobriété comportementale que chacun de nous va devoir accepter à l’avenir) n’apparaît pas comme une proposition incongrue, bien au contraire.
Pour avoir personnellement fortement oscillé sur la question nucléaire au cours des trois dernières décennies, passant d’une admiration pour la réussite de l’aventure technico-stratégique de l’autonomie gaullienne en matière énergétique à un questionnement de plus en plus critique sur l’opacité du processus décisionnel et des limites de la gouvernance du secteur au lendemain de Fukushima avant de revenir, ces toutes dernières années, par défaut mais me semble-t-il aussi par raison, sur les « avantages » du nucléaire civil dans un monde transfiguré par les effets du changement climatique, il me semble nécessaire qu’un tel débat ait lieu, au grand jour.
Mon statut de « born again » à l’égard du nucléaire résulte, je ne le cacherai pas, du travail pédagogique de haut vol réalisé ces dernières années auprès de l’opinion publique et dans les médias par The Shitf Project et l’excellent « client médiatique » qu’est son principal dirigeant, Jean-Marc Jancovici. Pour avoir régulièrement lu sa prose ou écouter sa faconde orale, ses arguments « pro-nuke » m’apparaissent difficiles à écarter d’un revers de main et fournissent des éclairages rigoureux pour alimenter le débat et se faire une opinion raisonnée.
Au regard des échéances « globales » qui se profilent d’ici l’horizon 2050, il me paraît difficile de ne pas reprendre l’essentiel de ses suggestions, encore peaufinés par la dernière publication en date du Shift Project (Plan de transformation de l’économie française) qui se veut une boîte à outil en libre accès à destination de chacun des candidats à la présidentielle du printemps prochain. A partir de ce qui peut être qualifié de « programme sur étagère », il sera possible d’évaluer les ambitions de réformisme énergétique et environnemental de chaque candidat et a contrario, de l’ampleur de leur aveuglement par rapport aux changements qui se profilent.
Les angles morts du « nucléaire heureux »
Il convient toutefois, à mes yeux, d’émettre un bémol à cet argumentaire en faveur d’un « nucléaire heureux ». Au-delà de la contrainte financière que représente ce choix nucléaire (sachant que dans tous les cas de figure et toutes les options retenus le coût de l’adaptation aux effets du changement climatique sera très élevé), ce scénario se voulant « vertueux » sur le papier comprend certaines zones d’ombre.
L’accroissement du parc électronucléaire concentré sur le territoire français (vieux réacteurs à moderniser et nouveaux équipements – EPR ou SMR aux technologies non encore matures) accroît d’autant la probabilité d’un incident grave. La France dispose actuellement du second parc électronucléaire au monde (derrière les Etats-Unis mais devant la Chine) et concentre plus de 12% des centrales et plus de 15 % des capacités de production d’énergie nucléaire mondiales. Ces choix pronucléaires concourent à ce que l’on peut appeler la « spécificité énergétique française » mais ne sont pas, loin de là, imités par ailleurs. Cela engendre une divergence de plus en plus profonde entre Paris et Berlin dans le domaine énergétique, le terme « divorce » semblant même plus approprié pour qualifier sur ce point l’attitude des deux capitales. Un grand écart qui ne manquera pas d’avoir des conséquences – aussi durables que déstabilisatrices – sur la suite du processus européen du fait de la centralité de la question énergétique pour l’avenir du continent. On peut se demander d’ailleurs si le mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) imposé par Bruxelles au nom de la concurrence en 2011, soit dans un autre monde pré-COVID et pré-changement climatique dans lequel le néolibéralisme apparaissait comme la finalité suprême de l’Humanité, demeure une procédure encore pertinente dans le monde qui vient. De même que les ambitions de la Commission à bâtir un marché unique de l’énergie avec des Etats membres ayant opté pour des options énergétiques aussi divergentes. Mais cela est un autre débat. Nous y reviendrons surement.
Cette « sur-nucléarisation » de la France à l’échelle mondiale l’expose statistiquement – en dépit des mesures de prévention prises – à un risque accidentel élevé. Ces derniers mois ont ainsi été marqués par une montée des interrogations concernant une éventuelle « politique de dissimulation » d’incidents de sûreté, comme en témoigne « l’affaire de Tricastin ». L’hypothèse d’un accident résultant d’un dysfonctionnement technique dans l’exploitation d’un réacteur ne peut plus être écarté d’un revers de la main au regard du vieillissement du parc actuel et des difficultés rencontrés dans la mise au point des nouveaux EPR, ponctuée par de nombreux problèmes de soudure en particulier, de malfaçon dans le béton des enceintes, de défauts de fabrication de certaines pièces et de ségrégation carbone des cuves, faisant redouter des fissurations lors des opérations de soudage.
Une étude de l’IRSN, rédigée en 2007 (soit avant Fukushima) mais rendue publique seulement en 2013, estimait à 760 milliards d’€ le cout global pour l’économie française d’un accident majeur (hypothèse la plus grave) dans une centrale (chiffre pouvant monter jusqu’à 6000 Mds dans le pire du pire des scenarii).
Une étude actualisée du même institut datant de 2012 rabaissait la facture à un coût médian de 430 milliards d’euros, soit l’équivalent de 20% du PIB français de l’époque, pour le même type d’accident majeur, que les auteurs de cette nouvelle étude qualifiaient de « catastrophe européenne ingérable ». Il serait de bon ton, à la veille de la probable relance du programme nucléaire hexagonal devant se traduire par l’augmentation du nombre de réacteurs (et donc de sources d’incidents) et de nouveaux sites nucléarisés (même si la plupart des futurs réacteurs seront construits sur des sites déjà équipés) d’actualiser une telle étude. Au-delà des chiffres, il convient de garder à l’esprit le montant d’un tel désastre sera considérable en matière de contamination et de nettoyage des zones irradiées ; de décontamination et de démantèlement du site touché ; de déplacement des populations et de gestion de centaines de milliers, voire de millions, de déplacés ; d’impacts sanitaires (multiplication des cancers) ; d’interdictions alimentaires ; d’effets induits comme l’effondrement des exportations agricoles ou du secteur du tourisme ; de perte d’image, sans oublier le versements de lourdes indemnisations aux pays voisins – les radiations ne s’arrêtant pas aux frontières…). La « facture » à payer serait telle que son montant apparaît susceptible de remettre en cause la stabilité de la société française et des institutions démocratiques du pays, et de le stigmatiser durablement aux yeux de ses partenaires européens et de ses voisins méditerranéens.
Le « talon d’Achille » sécuritaire du programme nucléaire
Par ailleurs, il convient également de ne pas occulter la menace purement sécuritaire planant sur ce parc de centrales qui constitue autant de cibles majeures, dans un contexte géopolitique européen et méditerranéen qui ne devrait guère gagner en stabilité au cours des 3 prochaines décennies. Concentrer autant de cibles nucléaires – répartis actuellement sur une vingtaine de sites distincts et sans doute une trentaine à l’horizon 2050 – sur un territoire aussi réduit va constituer une vulnérabilité extrême. Il est à noter que les nouveaux sites devant accueillir des installations nucléaires devraient pour l’essentiel être situés sur le littoral pour des impératifs de refroidissement des réacteurs, le débit des fleuves français étant appelé à diminuer et la température de leurs eaux à s’élever du fait du réchauffement prévisible au cours des 3 prochaines décennies.
Le parc électronucléaire hexagonal pourrait être aussi bien menacé par des groupes extrémistes (descendance de la mouvance islamiste radicale actuelle, groupes écologistes radicaux désireux de frapper pour l’exemple la « nucléocratie » française ; suprémacistes blancs, sectes millénaristes ou « anti-tout » aspirant à un « grand soir chaotique »…) que par des puissances étatiques hostiles (Russie impériale, Chine expansionniste, puissances proliférantes du Moyen orient ou de la rive sud de la Méditerranée). Cette pluralité d’acteurs se combine à une diversité de modes opératoires : sabotage, cyber-attaque, infiltration de clandestins au sein du personnel ou de sous-traitants, crash aérien, attaque de drones aériens ou maritimes, frappes balistiques…). Liste non exhaustive !!!
Pour le responsable des opérations d’un groupe terroriste ou d’une puissance hostile à la France, le tropisme nucléaire hexagonal offre de sérieux avantages. Quitte à fomenter une action d’éclat contre une cible de haute valeur en Europe, autant s’en prendre à une cible nucléaire offrant un double avantage : au choc premier de l’attaque / attentat (bilan humain et psychologique de l’opération, destruction de l’infrastructure visée, coûts directs et indirects infligés ; perturbation plus ou moins temporaire du bon fonctionnement de l’économie et de la société…) va s’ajouter un second effet, plus insidieux et durable si l’opération parvient à générer une élévation du taux de radioactivité sur et autour du site visé puis à s’étendre sur une vaste zone au gré des conditions météo. Un « second effet » pouvant aboutir à l’évacuation massive et urgente d’une grande quantité de population et à la stérilisation de vastes étendues de territoires pendant des décennies, voire plus. Ce que l’on pourrait appeler le « scénario du Grand Déménagement » ….
La prise en compte de ce large spectre de menaces aux effets potentiellement séculaires va nécessiter, au-delà du coût de développement, d’entretien et de fonctionnement de la filière nucléaire, l’allocation de moyens considérables pour en assurer la protection et prévenir, autant que faire se peut, un tel scénario, en assurant un contrôle rigoureux des personnels (employés d’EDF et des autres opérateurs de la filière et surtout de la foule de sous-traitants, souvent recrutés à la va-vite, situation offrant des opportunités d’infiltration pour des activistes ou des opérateurs mal intentionnés). Autant de frais supplémentaires à rajouter dans la colonne « dépenses » de la relance du programme nucléaire, non pris en compte dans les discours pro-domo. Une dimension supplémentaire, jusqu’à présent largement occultée du débat, mais nécessitant d’affiner et de compléter l’évaluation des coûts / avantages des choix à faire en la matière.
Tous les scénarii pronucléaires tendent à occulter cette menace sécuritaire dans un monde qui s’annonce pourtant beaucoup plus dangereux et instable que de nos jours. Sur un tel sujet, on ne peut faire l’économie de prendre en compte l’irruption d’un « cygne noir » remettant profondément en cause la situation actuelle. Le scénario d’un accident / sabotage / attaque contre un réacteur situé dans la vallée du Rhône, par exemple, est-il si improbable et imprévisible que cela ?
Rappelons-nous du crash-suicide de l’A320 de Germanwings assurant la liaison Barcelone/Düsseldorf, le 24 mars 2015 dans les Alpes du sud (150 morts). Pendant une dizaine de minutes, le pilote suicidaire s’est retrouvé seul aux commandes de l’appareil et n’est passé qu’à quelques minutes de vol de plusieurs centrales situées dans la basse vallée du Rhône. Que se serait-il passé si le pilote suicidaire, au lieu de crasher son appareil sur les flancs du massif des Trois Evêchés s’était mis en tête de cibler une des installations nucléaires de la basse vallée du Rhône (centrales de Cruas, Tricastin, Marcoule ou centre de recherche de Cadarache, sans parler des installations nucléaires militaires de Toulon, au dessus desquelles l’appareil est passé avant d’entamer sa descente fatale) ? N’était-ce pas un des scénarii les plus redoutés par les Occidentaux dans les premières semaines post 11/09 ? Quel aurait été notre monde si au lieu de cibler le Pentagone, un des appareils détournés ce funeste jour s’était crashé sur une centrale de la côte Est des Etats-Unis ? Les planificateurs de cette vague d’attentats ont privilégié des cibles symboliques, d’autres auraient pu faire des choix différents, privilégiant des effets systémiques bien plus dévastateurs pour les Etats-Unis et l’Occident.
Tentons d’imaginer concrètement, au-delà des seules estimations chiffrées, les conséquences d’une fuite radioactive de grande ampleur, purement accidentelle ou délibérément provoquée par une volonté de nuisance, survenant dans une installation nucléaire localisée dans la vallée du Rhône. Au regard de l’ampleur de l’incident et au gré des vents, un tel scénario catastrophe pourrait nécessiter l’évacuation des métropoles de Lyon ou de Marseille et la coupure durable d’un couloir de circulation routière et ferroviaire si vital pour la France et une bonne partie de l’Europe. Un incident aussi majeur ne manquerait pas d’arrêter brutalement, au moins temporairement, toute la filière nucléaire, le temps de procéder à des vérifications (en cas de « simple » accident) ou de renforcer les mesures de sécurité (en cas d’acte délibéré de nuisance). De quoi très fortement déstabiliser notre économie et notre société. Comment fonctionner avec 70 ou même 50% de production d’électricité en moins du jour au lendemain ? Même si comparaison n’est pas raison, on reverra avec intérêt le documentaire « La Bataille de Tchernobyl » pour visualiser concrètement les effets d’une catastrophe nucléaire pour des populations civiles.
Au-delà des approches budgétaires et purement environnementales, la prise en compte des facteurs sécuritaires et géopolitiques (je n’aborderai pas, faute de place dans cet article, la question de la dépendance de notre parc électronucléaire à des sources d’approvisionnement en uranium toutes situées à l’étranger et pour la plupart dans des zones instables et potentiellement très instables à l’horizon 2050) nécessite d’être sérieusement appréhendée avant toute prise de décision.
A l’occasion d’un éventuel grand débat citoyen sur la relance du programme nucléaire, il serait bon de mettre dans la balance ce type d’hypothèses, en pariant sur la maturité de la population, plutôt que de privilégier une nouvelle fois la « politique de l’autruche » au prétexte de ne pas « effrayer les gens ». D’autant que la polémique ne manquera de se rallumer au moindre incident majeur affectant le secteur nucléaire, en Europe et dans le reste du monde, sachant que l’Asie se nucléarise à marche forcée (28 des 59 réacteurs actuellement en construction sont chinois) dans un climat d’opacité qui ne laisse rien augurer de bon (cf. la posture des autorités chinoises dans la gestion de l’épidémie de Covid-19 ou encore le manque d’information concernant les raisons de l’arrêt durable d’un des deux EPR chinois depuis des mois). Il ne sert à rien de minimiser ou d’occulter les risques et on ne peut que devenir plus fort dans un monde de plus en plus « incertain » en assumant collectivement des choix difficiles. Gardons à l’esprit cette (fausse) maxime digne d’un philosophe chinois (qui n’existe pas) : la sagesse d’aujourd’hui peut féconder la folie à l’avenir…. A méditer !
Merci Jean Marc.
Une piste pourrait se trouver dans la réutilisation des déchets actuellement stockés chez nous depuis le début de l’ère nucléaire. Pour cela il faudrait beaucoup d’intelligence, d’investissements et de travaux de recherche. En un mot : la volonté !
Ainsi, l’inutile d’hier serait l’énergie de demain.
[…] nucléaire en Europe et seconde au monde, en occultant assez sensiblement dans le débat public la dimension (in)sécuritaire susceptible de découler de ce choix, l’affaire ukrainienne vient rappeler que la réalité peut s’avérer bien plus spectaculaire […]