Un vote qui interroge
Le 2 mars dernier, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait à une très large majorité une résolution condamnant l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Une analyse un peu rapide de ce vote pouvait conduire à l’interpréter comme une vigoureuse condamnation de l’invasion russe par l’ensemble de la communauté internationale : 141 pays avaient voté pour le projet de résolution coparrainé par 96 Etats membres, et seulement 5 contre (la Russie et un quatuor de pays où personne n’irait spontanément passer ses vacances : Belarus, Corée du Nord, Erythrée, Syrie). Mais un détail pouvait susciter quelques interrogations. Le résultat du vote indiquait aussi que 35 pays avaient opté pour l’abstention (dont la Chine, l’Inde, plusieurs pays de « l’étranger proche » de la Russie, une poignée de « progressistes » latino-américains mais aussi de nombreux pays africains) tandis que 12 autres (principalement d’Afrique et d’Asie centrale) n’avaient pas participé au scrutin.
Ainsi, sur un vote apparemment simple, visant à dénoncer l’agression brutale d’un pays membre (même s’il s’agissait d’une puissance nucléaire siégeant au Conseil de sécurité) contre un autre pays membre – en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et sans même le prétexte de répondre à l’appel d’une faction fantoche revendiquant le pouvoir à Kiev et demandant « l’appui fraternel d’un pays ami » – près d’un quart des pays membres des Nations unies (47 sur 193, tous issus du « Sud profond et émergeant », dont 24 africains), ont refusé de dénoncer formellement un tel acte.
Un second vote, le 24 mars, sur une nouvelle résolution non contraignante exigeant de la Russie un arrêt « immédiat » de la guerre en Ukraine a donné lieu à un résultat similaire, avec une majorité très significative en sa faveur (140), 5 votes contre (toujours les mêmes) et encore 38 abstentions et 10 non participations, une dizaine de pays changeant marginalement leur vote entre les deux scrutins (votants pour au 1er vote s’abstenant au second ou inversement, non participants le 2 mars s’abstenant officiellement le 24).
Un nouveau round a eu lieu le 7 avril au sein de l’Assemblée générale des Nations unies, aboutissant à la suspension de la Russie du Conseil des Droits de l’Homme. L’analyse des résultants indique un effritement de la majorité « occidentale » tentant de marginaliser diplomatiquement la Russie sur la scène internationale. Sur 193 Etats membres, la résolution n’a été adoptée que par 93 votants tandis que 24 pays ont voté contre (le « noyau dur des 5″ mais cette fois accompagnés par la Chine, l’Iran, le Mali, la RCA, Cuba, et plusieurs pays de l »‘Etranger proche ») ; 58 se sont abstenus (dont les autres BRICS, le Mexique, l’Arabie Saoudite, les EAU, le Qatar, l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et une vingtaine de sub-sahariens…) et 18 n’ont pas participé au vote.
Certains ont pu y voir l’efficacité de la diplomatie russe, soucieuse de limiter l’impact de son coup de force. Mais une autre interprétation de ce résultat serait d’y voir moins une posture pro-russe qu’une attitude davantage anti-occidentale, découlant d’une lassitude de certains pays du « Sud » au regard de l’hégémonie politico-militaire et intellectuelle occidentale prévalant depuis au moins plus de deux siècles et d’une volonté sous-jacente de s’en émanciper à l’avenir.
Une occasion pour s’affirmer en prévision du « monde d’après »
Plus qu’une réaction (ou plutôt une non-réaction) à la crise actuelle, l’attitude des « 47 » le 2 mars (ou des « 48 », le 24 mars) pourrait s’interpréter comme un indice (fort ?) préfigurant le « monde d’après » l’actuelle crise ukrainienne, lequel devrait être marqué par une remise en cause toujours plus franche de ce leadership occidental.
Celui-ci est ouvertement contesté par la Chine (avec l’échéance de 2049 en ligne de mire, le centenaire de la prise du pouvoir par le Parti communiste chinois). Mais on peut considérer – c’est l’hypothèse de ce papier – que ce leadership occidental « fatigue », « lasse » ou « indispose » une partie croissante des pays du Sud, en particulier en Afrique et en Amérique latine, jusqu’à présent communément considérés comme faisant partie de ce que l’on appellera la « sphère occidentale ». Ces votes du 2 et du 24 mars ont permis de cristalliser ce sentiment ou plutôt, ce ressentiment.
Au-delà des liens de certains avec la Russie (qui, du fait de ses modestes moyens financiers et d’une économie sous pression, ne peut leur offrir que peu de choses, hormis des armes et des céréales), la majorité des 47 aurait cherché à témoigner d’une sorte de ras-le-bol à l’encontre de ce qu’ils jugent comme un partenariat trop déséquilibré entre eux et l’Occident. Nombre de ces capitales ayant opté pour ce non-vote ont signifié qu’elles n’en peuvent plus des conseils sur la gouvernance, des pressions diplomatiques concernant la bonne posture à adopter et des sanctions en rafale (cf. 25 pays sous sanctions onusiennes, européennes ou unilatérales), formulées, prescrites ou infligées par les Occidentaux en vertu de valeurs présentées comme « universelles » mais de plus en plus perçues comme servant de prétextes pour légitimer leur suprématie. En un mot, « ya basta » contre ce qui peut être présenter comme de « l’arrogance occidentale » dans un monde post-Covid et demain post-Ukraine. Un monde multipolaire en cours de reformatage géopolitique, parcouru par de sanglantes rivalités impériales ; des antagonismes culturels et politiques de plus en plus vifs ; des déséquilibres économiques et démographiques de plus en plus profonds, sans oublier les impacts déstabilisants du changement climatique. Le tout, sur fond de « rétractation » en cours de la globalisation qui structurait jusqu’à présent l’ordre mondiale depuis plusieurs décennies.
Dans ce « monde d’après » qui sera toujours plus marqué par les multiples épisodes du bras de fer américano-chinois, principal fil rouge de la scène internationale au cours des 3 prochaines décennies, de nombreux pays du Sud (et en particulier africains) entendent ne pas prendre parti et regarder, de loin, les échanges de coups et les manœuvres des uns et des autres, en se satisfaisant d’une posture de ce que l’ou pourrait qualifier de « non-alignement 2.0». Une posture s’inspirant des grands principes élaborés lors de la conférence de Bandoeng d’avril 1955 mais adaptée aux soubresauts marquant ce début agité de XXIème siècle.
A ce titre, les réactions extra-européennes à la crise ukrainienne offrent un terrain d’observations de premier plan. Outre les attitudes des uns et des autres lors du vote des 2 et 24 mars à l’Assemblée générale des Nations unies, la manière dont les sanctions adoptées – à une vitesse record – par les Occidentaux contre la Russie, ont été reprises ou non par le reste de la Planète constitue un autre indicateur significatif.
De fait, plus d’un mois après le déclenchement de l’invasion et l’adoption rapide de sanctions par les Occidentaux, seuls 46 pays occidentaux les appliquent (UE, OTAN – à la notable exception de la Turquie – et leurs principaux alliés de la zone Asie Pacifique) mais n’ont été reprises par aucun autre pays. Chine et Inde rechignent à s’aligner sur les postures occidentales en dépit des appels du pied, voire des pressions occidentales, et de gigantesques « trous dans la raquette » demeurent au Moyen Orient, en Afrique, en Amérique latine et en Asie du sud et du sud-est. Les pays de de l’ASEAN, traditionnellement proches des Etats-Unis, n’ont ainsi pas levé le petit doigt en réaction à la crise ukrainienne. De même, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont fait montre, jusqu’à présent, de très fortes réticences à embrayer le pas aux Occidentaux pour sanctionner Moscou, en raison de convergence réelles d’intérêts avec la Russie sur le marché pétrolier et d’une volonté réaffirmée de renforcer leur autonomie stratégique en diversifiant leurs partenaires.
Autre indice parlant, la liste des pays « amis » avec lesquels la Russie compte rétablir des liaisons aériennes à compter du 9 avril prochain, liste recoupant pour une bonne partie les pays déjà évoqués.
« L’isolement » de la Russie apparaît ainsi tout relatif, comme l’illustre le succès de la tournée eurasiatique effectuée par le ministre russe des Affaires Etrangères Lavrov, fin mars / début avril, reçu au plus haut niveau à Pékin et New Delhi, bien davantage en « invité de marque » qu’en « pestiféré de la scène internationale ». Son séjour en Inde a donné lieu à la mise en place d’un système de transaction alternatif roupie / rouble visant à contourner les sanctions occidentales et à assurer la poursuite des achats d’armes et d’énergie russes par l’Inde, tandis que les Indiens ont quadruplé en mars leurs achats de pétrole russe à des prix « sacrifiés ».
Pour sa part, Pékin insiste sur sa neutralité dans cette crise, sachant qu’elle devrait en profiter dans tous les cas de figure et tous les scénarii de sortie de crise. L’invasion de l’Ukraine fixe l’attention des Occidentaux bien loin de la zone Asie-Pacifique tout en affaiblissant durablement le « partenaire » russe, ce qui pourrait offrir à Pékin un accès privilégié à ses ressources naturelles, voire à terme, à une partie de son territoire (Extrême -Orient, Sibérie) et faciliter toujours plus la mise en place des « nouvelles routes de la soie » si chères aux dirigeants chinois. Tout nouveau train de sanctions occidentales pousse inexorablement Moscou toujours plus dans les bras de Pékin. A la suite des sanctions prises par les Occidentaux dans la foulée de l’invasion / annexion de la Crimée en 2014, le commerce bilatéral sino-russe s’est accru de plus de 50% en moins d’une décennie. Les nouvelles sanctions prises au lendemain de l’invasion de l’Ukraine vont accentuer cette dynamique, avec le risque pour Moscou, de se transformer au fil des années en une gigantesque Corée du nord dont presque tous les besoins vitaux seront assurés par le Voisin chinois, si coopératif dans un premier temps, et si envahissant, probablement à plus long terme.
Les prochains mois devraient donner lieu à un long travail de sape des diplomaties occidentales pour tenter d’éroder le niveau de « compréhension » (à défaut de réels soutiens) dont bénéficie Moscou « hors-Occident ». Une des échéances majeures permettant de constater une éventuelle évolution des rapports de force sera la tenue du sommet du G20 à Bali (en théorie les 15 et 16 novembre, soit 4 jours après la conclusion du XXème congrès du Parti communiste chinois), Vladimir Poutine ayant dès la mi-mars, clairement annoncé son intention d’y participer en personne. Les Américains ont déjà annoncé refuser de participer à certains groupes de travail préparatoires, du fait de la présence de délégués russes. On souhaite bien du plaisir aux organisateurs indonésiens. L’automne 2022 s’annonce des plus chauds en Asie de l’Est, et pas seulement en raison du réchauffement climatique…
Quels regards extra-européens sur la crise ukrainienne ?
Une vision extra-européenne de ce qui se passe en Ukraine conduit à interpréter cette crise comme une sorte de « guerre civile européenne », un pendant slave de la crise entre Tigréens et Pouvoir central éthiopien qui prévaut depuis novembre 2020 et qui constituait jusqu’au 24 février, la plus grande crise humanitaire alors en cours et qui a subitement disparu du scope des médias occidentaux. Une évolution médiatique confirmant les grands déséquilibres de perception fréquemment mis en avant par des représentants du Sud à l’encontre de la sensibilité et des valeurs jugées « à géométrie variable » des Occidentaux face aux crises qui les interpellent (ou pas).
De fait, les Occidentaux peinent à convaincre la plupart des autres acteurs de la scène internationale de la singularité de la crise ukrainienne et de la nécessité à se joindre à leur « Cause » en sanctionnant et en isolant la Russie. En dehors du monde occidental, cette perception des événements est loin de faire consensus. Le narratif occidental est souvent inaudible ou ne suscite guère d’intérêts. L’invasion de l’Ukraine serait-elle si différente de l’intervention américaine en Irak en 2003 ou de l’engagement principalement franco-britannique en Libye en 2011, si critiquée dans une bonne partie du continent noir ? Nombre de capitales et d’opinions publiques du « Sud » s’interrogent sur ce blanc-seing interventionniste reconnu aux uns et qui serait refusé aux autres. Questionnement réfuté par les Occidentaux qui en nient la pertinence. Ces derniers rechignent à reconnaitre l’existence même de ce double standard et cherchent à imposer leur vision des choses, quitte à forcer la main à leurs interlocuteurs en agitant le spectre de sanctions dites « secondaires » pour ceux qui continueraient à pactiser avec Moscou. Une démarche coercitive qui ne peut qu’agacer de Pékin à New-Delhi, en passant par Mexico, Johannesburg ou Alger. Il n’est ainsi pas neutre que le ministre Lavrov ait réussi à rassembler autour de lui, le 22 mars dernier, les ambassadeurs des 4 autres BRICS en poste à Moscou, avec photo souvenir à la clef.
Cette approche coercitive des Occidentaux ne peut que froisser les susceptibilités dans ces capitales et renforcer les ambitions des BRICS à s’affirmer sur la scène internationale, bien au-delà de ce qu’ils pèsent vraiment au regard du PIB mondial. Mais cette volonté d’affirmation peut alimenter, en corollaire, les velléités d’émancipation de « la sphère occidentale » d’autres pays, africains en particulier, y étant jusqu’alors affiliés depuis leur indépendance mais désireux de se repositionner sur la scène internationale, en profitant des opportunités diplomatiques et économique de cette « multipolarité » en passe d’émerger et de ses applications concrètes (création de grands blocs commerciaux moins interdépendants les uns aux autres, instauration d’un système financier « polymonétaire », j’y reviendrai dans un prochain article, fracturation possible du cyberspace…).
Un tel sentiment de « lassitude » à l’encontre de la primauté occidentale a été exprimé ouvertement par Muhoozi Kainerugaba, le fils du Président ougandais Yoweri Museveni et son très probable successeur à la tête de l’Ouganda (pays pourtant loué pendant des décennies pour sa bonne gouvernance par les capitales anglo-saxonnes et les institutions de Bretton Woods). Dans un tweet provocateur expédié le 28 février, le futur homme fort de l’Ouganda explique que « la majorité de l’humanité (qui n’est pas blanche) soutient la position de la Russie en Ukraine. Poutine a absolument raison ! Lorsque l’URSS a stationné des missiles nucléaires à Cuba en 1962, l’Occident était prêt à faire sauter le monde à cause de cela. Maintenant, lorsque l’OTAN fait la même chose, ils attendent de la Russie qu’elle agisse différemment ? » Fin de citation …
La référence raciale délibérément évoquée par Muhoozi Kainerugaba (« majorité de l’humanité qui n’est pas « blanche ») de la part d’un fils de président éduqué en partie en Occident (en Suède et au Royaume Uni) et rarement confronté, du fait de son statut social, au racisme quotidien pouvant prévaloir en Occident interpelle. Cette formulation fait écho à ce que l’on pourrait désigner comme le « malaise » (voire la « consternation ») suscité, en particulier en Afrique, par le décalage profond entre l’attitude très chaleureuse adoptée par les Européens en faveur des « réfugiés » ukrainiens, et celle réservée ces dernières années aux « migrants » syriens, kurdes, afghans ou subsahariens (la substitution dans les discours officiels européens du terme « migrant » par celui de « réfugié » étant déjà significatif). La différence de prise en charge est de taille et interpelle fortement hors d’Europe car apparaissant largement reposer sur la couleur de peau des personnes assistées. Un traitement à deux vitesses qui conduit, hors d’Europe, à s’interroger sur la prise en compte d’un facteur racial dans la posture adoptée par les autorités et les opinons européennes (cf. mobilisation populaire massive de la population en faveur des réfugiés, gratuité des transports offerte par certaines sociétés ferroviaires, dispositions prises par les administrations pour traiter et régler au plus vite la situation administrative des personnes prises en charge…). Une réactivité exemplaire dans un cas, une volonté de pourrissement et d’attentisme de l’autre, piétinant parfois quelques grands principes…
Ce « grand écart » entre les valeurs déclamées et le comportement effectif sur le terrain constitue un défi majeur pour l’Europe au cours des prochaines décennies. Retrouver de la cohérence entre discours et actions concrètes est cruciale pour les Européens car entre tensions géopolitiques, contraintes alimentaires, évolutions démographiques et impacts de la crise climatique, la gestion de nouveaux afflux massifs de « réfugiés / migrants » à destination du Vieux Continent est plus que probable. Et cette question s’impose comme un des piliers majeurs de la construction (ou à défaut de la coordination) européenne pour les décennies à venir. Si les horizons sont toujours aussi incertains, cette question migratoire (et démographique) est, elle, certaine et ne va cesser de croître au fil des décennies à venir. Il est nécessaire de l’anticiper, au-delà des discours simplistes, sachant qu’aucune solution ne sera simple.