Le leadership mondial à l’horizon 2035 se jouera en partie sur la puissance de calcul et de simulation informatique des grandes puissances. Il en résulte une course à la performance pour disposer de supercalculateurs exaflopiques, en attendant l’arrivé des ordinateurs quantiques, et le « big game change » que cette innovation va produire dans tous les domaines.
Depuis 1993, une poignée de scientifiques américains et allemands compile deux fois par an (mai et novembre) des données pour élaborer un classement mondial des superordinateurs en service à travers la planète (programme TOP500). Ce travail a pour objectif d’assurer le suivi et la détection des tendances à suivre dans le domaine de l’informatique de haute performance. La méthodologie pour obtenir ce classement est complexe, reposant sur un test de référence « Linpack » (High Performance Linpack / HPL) permettant de classer les machines en fonction de leur capacité à résoudre un ensemble d’équations linéaires (A x = b), en utilisant l’arithmétique à virgule flottante. Ce programme TOP500 prend la suite de travaux précurseurs initiés dans les années 80 par le département d’informatique de l’université de Mannheim en Allemagne.
Un tel classement permet de se faire une idée du rapport de force entre grandes puissances scientifiques en matière de capacités de calcul et de simulation, une dimension fondamentale pour peser dans un monde contemporain hautement technicisé. Les besoins en la matière sont multiples pour repousser les limites de la science fondamentale mais aussi pour traiter les gigantesques volumes de big data récoltés quotidiennement et optimiser le fonctionnement de systèmes opérationnels complexes ou de flux de diverses natures (bancaires, énergétiques, commerciaux) vitaux pour le bon fonctionnement de l’économie mondialisée et des sociétés modernes. La diffusion rapide en cours de l’intelligence artificielle constitue le dernier exemple en date de la nécessité de disposer de capacités informatiques et de puissances de calcul toujours plus développées.
Le dernier TOP500, publié en juin dernier, dresse un tableau précis du niveau d’équipements et de capacités de calculs des grandes puissances scientifiques. Un tel potentiel ne manque pas d’avoir des répercussions dans le domaine économique et en matière géopolitique. Le bilan qui s’en dégage indique que dans ce domaine le bras de fer sino-américain ne constitue pas l’élément clef. Si les Etats-Unis dominent, si la Chine progresse, l’Europe et le Japon conservent de réelles capacités et ne sont pas aussi déclassées que ce qui peut s’observer dans d’autres domaines.
Le classement de mai 2023 recense 150 machines localisées aux Etats Unis (et un total de 160 en Amérique du Nord) contre 162 en Chine (pour un total de 192 dans toute l’Asie, en rajoutant principalement les parcs japonais et sud-coréens) et 133 en Europe. Si l’on se réfère au seul Top 10 de ce classement, les Etats-Unis surperforment avec 5 machines (dont la N°1 du classement, baptisée Frontier), l’Europe en compte autant que la Chine (mais les superordinateurs européens – les systèmes Lumi, en Finlande et Leonardo en Italie sont plus puissants étant classés N°3 et 4, les machines chinoises n’étant que N°7 et 10). Pour sa part, le Japon ne place qu’une seule machine mais celle-ci occupe le second rang mondial (la machine Fugaku, du RIKEN Center for Computational Science de Kobe, laquelle avait occupé la 1ère place du classement de 2020 à 2022). La Russie est absente de cette course au supercalculateur, nouvelle illustration du déclassement russe en matière de high tech que l’on a pu observer ces dernières années. La domination américaine est accentuée par le fait que les machines les plus puissantes sont pratiquement toutes équipés de processeurs « made in America » fournis par AMD, Intel ou IBM.
Mais ce classement est à la veille d’être profondément bouleversé par la mise en service dans les tous prochains mois, aux Etats-Unis et en Europe, de plusieurs supercalculateur exaflopiques dont la puissance de calcul dépasse un exaflop, soit 1018 flops (floating-point operations per second) ou encore un quintillion d’opérations en virgule flottante par seconde. Autrement dit, un exaflop correspond à un milliard de milliards d’opérations en virgule flottante par seconde. La machine (de type High-Performance Computing ou HPC) décompose les tâches à effectuer en millions de sous-tâches, dont chacune d’entre elles est ensuite réalisée de manière simultanée par un processeur à une vitesse ultra-rapide.
Pour reprendre l’image de Jack Dongarra (Université du Tennessee à Knoxville, l’un des créateurs du LINPPACK et l’un des compilateurs du TOP500), « si tous les habitants de la Terre effectuaient un calcul par seconde, il faudrait quatre ans pour égaler ce que Frontier, le (premier) ordinateur (exaflopique) peut faire en une seconde ». Une telle capacité de calculs peut avoir une multitude d’applications : permettre de réviser les fondements actuels de l’astrophysique et percer bien des mystères de l’expansion de la Voie lactée ; repousser les limites de la connaissance humaine en biologie ; engranger de substantiels progrès dans la maîtrise de la fusion nucléaire ; améliorer la prévision des phénomènes météo et mieux anticiper les effets du changement climatique ; mais aussi tester par simulation en laboratoire, de nouvelles armes de destruction massive… Au-delà de la performance scientifique, les retombées stratégiques et géopolitiques de la mise en service de telles capacités de calculs seront multiples et déterminantes pour façonner les décennies à venir.
De telles performances peuvent être atteintes en jouant tout à la fois sur le nombre de microprocesseurs, le nombre de cœurs, c’est-à-dire l’assemblage de plusieurs microprocesseurs permettant d’effectuer des calculs en parallèle, la fréquence d’horloge, l’association des processeurs graphiques et une source d’énergie abondante. Un supercalculateur exaflopique est donc le résultat d’un partenariat entre plusieurs entreprises en pointe dans divers secteurs d’activité, capable d’élaborer une architecture pertinente et de fournir des microprocesseurs performants. Les firmes américaines dominent largement cette niche d’activité même si la France possède – jusqu’à présent- , avec Atos, un acteur de classe mondiale.
Pour l’heure, un seul ordinateur exaflopique est en activité : Frontier, en service depuis mai 2022 au sein de l’Oak Ridge National Laboratory (ORNL, situé dans le Tennessee), lequel trône largement en tête du classement en termes de puissance et de performance. Frontier est équipée de 50 000 processeurs quand l’ordinateur portable le plus performant actuellement en possède… 24. C’est la première machine à avoir dépassé le seuil d’un exaflop.
Mais 2024 devrait être marquée par la mise en service de plusieurs autres machines de part et d’autre de l’Atlantique (les machines US Aurora et El Capitan vs le système européen Jupiter implanté en Allemagne ), laissant augurer une spectaculaire course à la performance au cours des prochaines années, tandis que le Japon entend également rester dans la course à l’exaflop. La Chine semble, au moins pour un temps, en passe d’être décrochée, même s’il convient de rester prudent quant au niveau réel atteint par les supercalculateurs chinois, les données les concernant étant difficilement accessibles à l’expertise étrangère. Pour sa part, la France devrait disposer à l’horizon 2030 d’un supercalculateur exaflopique. Fruit d’une coopération trilatérale France / Pays-Bas / Union Européenne, la machine baptisée Jules Vernes sera installée en Essonne.
Le prochain classement Top500 sera publié mi-novembre 2023. Mais un bouleversement complet de ce classement est à attendre vers la fin de la décennie, avec la mise en service d’ordinateurs quantiques, vraiment fiables, qui seront encore plus puissants et plus rapides que les supercalculateurs exaflopiques en cours d’émergence. L’actuelle « course à l’exaflop » n’est rien par rapport à la « course au qbit » qui s’annonce …