La Russie vient de conclure des accords de coopération nucléaire civile avec le Mali et le Burkina qui suscitent de vives inquiétudes. La relance annoncée du nucléaire civil à travers la planète se produit dans un monde en permacrise, dans lesquels les conflits armés vont se multiplier et de telles installations constituer des cibles majeures. Il convient de bien appréhender les enjeux sécuritaires découlant de la construction de tels équipements.
Wagner est devenu pour beaucoup le nom et le visage de la pénétration russe en Afrique contemporaine. Mais il conviendrait d’évoquer également l’activisme de Rosatom. Celui-ci s’est particulièrement manifesté, mi-octobre 2023, à Moscou, lors de la Semaine de l’énergie russe, faisant la part belle au nucléaire civil. En dépit de la stigmatisation de la Russie du fait de son invasion de l’Ukraine, cet événement promotionnel du savoir russe en matière énergétique a attiré de nombreuses délégations étrangères. Le nucléaire civil est avec le pétrole, le gaz mais aussi les armes et les mercenaires allant avec, un des principaux produits d’exportation de l’économie russe.
A l’occasion de ce salon, Rosatom, la principale firme russe dans ce domaine d’activité a annoncé deux infos a priori surprenantes : la signature d’un accord de coopération nucléaire avec le Mali, ouvrant la voie à la potentielle commande de 4 réacteurs de 55 WV ainsi que la conclusion d’un mémorandum d’entente avec le Burkina pour la construction d’une centrale nucléaire, vraisemblablement basée sur la technologie SMR (Small Modular Reactor). Ce MoU concrétisait les discussions engagées entre chefs d’Etat (Traoré/Poutine) lors du sommet Russie / Afrique de Saint Petersburg, de juillet dernier. Une nouvelle qui a pu susciter une relative sidération au regard du contexte technologique, financier et sécuritaire régnant dans ce pays sahélien gouverné par une junte militaire putschiste et en proie à une sanglante insurrection jihadiste. Pas vraiment le profil idéal pour s’engager dans la voie du nucléaire civil.
Pour l’heure, l’Afrique ne compte qu’une centrale en activité, en Afrique du sud (celle de Koeberg, équipée de deux réacteurs de 920 MW chacun fournis par la France dans les années 70/80) mais Rosatom a débuté en juillet 2022 la construction de 4 réacteurs de 1200 MW en Egypte, à El-Dabaa (sur le littoral méditerranéen, dans le gouvernorat de Matrouh, à environ 300 km du Caire), dont l’entrée en service opérationnelle doit s’étaler entre 2026 et 2030. La firme russe a conduit ces dernières années une douzaine de prospects en Afrique portant sur la fourniture de centrales ou de centres de recherche nucléaire (Algérie, Tunisie, Maroc, Nigeria, Ghana, Soudan, Ethiopie, Zambie, Ouganda, Rwanda, Burundi..). Alors que les impératifs de la transition énergétique et la nécessaire sortie de l’économie carbonée donnent lieu à de nombreux projets de relance de l’énergie nucléaire à travers la planète, l’Afrique ne peut que s’inscrire dans cette tendance et dépasser sa seule fonction de fournisseuse d’uranium au reste du monde à partir de gisements localisés au Niger, en Centrafrique ou en Namibie.
Les récents accords conclus par Rosatom dans le Sahel suscitent néanmoins une kyrielle d’interrogations concernant leur nature exacte, la localisation des installations évoquées et surtout la faisabilité de tels projets.
La toute première interrogation concerne la capacité de Rosatom à mener à bien ces projets en Afrique sahélienne, alors que ses marchés traditionnels se situent en Asie (Chine, Inde, Bangladesh) ou au Moyen Orient (Iran, Turquie, Egypte). Si le savoir-faire de Rosatom à l’international est réel (la firme russe est actuellement engagée dans la réalisation de 21 réacteurs, dont 18 à l’étranger), saura-t-elle s’adapter aux spécificités et contraintes prévalant dans la zone ? D’autant que le Sahel a servi de théâtre au plus important échec de la coopération énergétique russe de ces dernières années, avec l’incapacité de mener à bien le projet de barrage hydroélectrique de Kandadji, sur le fleuve Niger, octroyé initialement par Niamey à la firme russe Zaroubejvodstroï à la fin de la décennie 2000 et finalement repris, au terme de nombreuses péripéties, par une firme chinoise.
Mais les interrogations les plus importantes concernent la capacité du Burkina à mener à bien un tel projet. Plusieurs obstacles seront à surmonter :
- Celui de la formation du personnel de la future centrale, le nombre de spécialistes sahéliens en la matière apparaissant des plus réduits. Un premier obstacle néanmoins surmontable en recourant à du personnel étranger. La Russie pourrait également s’engager, en partenariat avec l’Agence Internationale de l’Energie atomique (AIEA), dans un vaste programme de formations de jeunes diplômés locaux qui pourraient devenir opérationnels en l’espace d’une décennie ;
- Celui du financement du projet au vu de l’état des économie burkinabé et malienne. Dans les deux cas, il s’agit de construire un équipement lourd et complexe, dont le coût primaire (centrale, réacteurs, infrastructures annexes comme les routes devrait varier entre 20 et 30 Mds d’€) dans des pays enclavés, figurant parmi les plus pauvres et les moins développés au monde, peu industrialisés et souffrant d’une pénurie d’infrastructures dans de nombreux domaines (réseaux routiers, approvisionnement en électricité). Des pays par ailleurs en proie, en outre, à une insurrection armée de nature jihadiste nécessitant de privilégier l’attribution des maigres ressources financières disponibles en faveur de l’effort de guerre. Sans oublier un pouvoir actuellement aux mains de putschistes visés par diverses sanctions. Pas sûr que les institutions de Bretton Woods et les bailleurs de fonds occidentaux traditionnels soient très allants pour financier un tel projet apparaissant à leurs yeux comme une sorte « d’éléphant blanc » dispendieux et surdimensionné au regard de la situation et des besoins réels du pays. Le montage financier d’un tel projet impliquant une firme russe proche du pouvoir et des juntes militaires sous sanctions s’annonce des plus délicats. Il n’est pas sûr que Rosatom, qui a l’habitude d’offrir un préfinancement adapté à ses clients, puisse assumer une telle charge financière. Cet obstacle pourrait néanmoins être contourné en obtenant l’appui des BRICS et plus particulièrement de leur banque de développement, la New Develoment Bank (NDB) ; de tels projets pouvant même servir d’étendard en symbolisant une politique alternative de développement « non occidentale ». A défaut d’obtenir des crédits occidentaux, des financements chinois, saoudiens, émiriens pourraient permettre de faciliter les choses.
- Celui de l’approvisionnement en uranium. Cet aspect du problème pourrait s’avérer, de loin, le plus simple à résoudre. Le voisin nigérien, avec lequel les relations sont désormais au beau fixe depuis le putsch militaire dont Niamey à été le théâtre, fin juillet, devrait être en mesure de satisfaire les besoins de ses voisins ;
- Celui des ressources en eau. La future centrale aura besoin comme n’importe quelle infrastructure de ce genre, d’une source d’approvisionnement pérenne en eau afin de refroidir les réacteurs. Alors que ce point pose un sérieux problème pour la relance du nucléaire dans un pays aussi tempéré que la France, il s’avère nettement problématique au Sahel qui sera tout particulièrement touché au cours des prochaines décennies par le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources hydriques. Le défi est considérable et pourrait même s’avérer insurmontable.
- Celui, enfin, de la sécurisation du projet, dernière dimension, et pas la moins problématique. Outre la présence d’une junte militaire, c’est surtout la vigueur de la menace jihadiste sur zone qui constitue un facteur de préoccupation majeure. De tels projets devraient immanquablement constituer des cibles prioritaires pour tous les groupes armés de la zone. La gestion sécuritaire des futurs chantiers va constituer une gageure. Les attaques des sites devraient se succéder, les attentats contre les travailleurs locaux et expatriés se multiplier. Les attaques récurrentes contre le secteur minier burkinabé (sites miniers, convois de ravitaillement, enlèvement d’expatriés, tuerie de mineurs) donnent une petite idée de ce qui est à redouter.. Une fois les réacteurs devenus opérationnels, à l’horizon 2035/2040, le scénario d’une attaque majeure, pouvant aboutir à une prise de contrôle temporaire d’une centrale nucléaire en activité, par un groupe jihadiste va devoir être pris en compte et constituer une menace majeure pour la stabilité de toute l’Afrique de l’ouest et sans doute bien plus loin encore.
Car au-delà de ces projets sahéliens, la relance d’importants programmes nucléaires à travers la planète, dans un monde en permacrise, confronté à de multiples facteurs de tensions entre Etats (en Europe, dans le sous-continent indien, au Moyen-Orient, en Asie de l’Est) ou entre Etats et acteurs non étatiques armés fait redouter la multiplication d’actions armées ciblant des centrales nucléaires civiles, dans le but (au mieux) d’impacter la situation énergétique d’un adversaire en vue de l’affaiblir ou pour provoquer délibérément (au pire) un incident nucléaire (par prise de contrôle, sabotage, bombardement…) dans l’idée de semer un chaos maximal, d’envergure régionale voire mondiale.
Ce cas de figure hante les cauchemars de nombreux dirigeants européens, avec le spectre d’un « big event » concernant la centrale ukrainienne de Zaporijjia, au cœur des affrontements russo-ukrainiens depuis une vingtaine de mois. En dépit de plusieurs alertes sérieuses, rien d’irrémédiable ne s’est à ce jour produit, mais la localisation de cette centrale en plein milieu du front offre à l’un des protagonistes (en l’occurrence la Russie) l’opportunité, si le sort des armes lui devenait inéluctablement défavorable, de « renverser la table » en générant une situation absolument chaotique. Le développement annoncé des programmes nucléaires civils dans de nombreux pays, s’ils satisfont énergéticiens et économistes, ne peuvent que susciter l’effroi des responsables sécuritaires ou des experts en géopolitiques au regard de la déstabilisation planétaire chronique qui se profile.