La fréquence des catastrophes naturelles impacte très fortement les assureurs, en 1ère ligne face aux conséquences du dérèglement climatique. La solvabilité de leur modèle économique est menacée, faisant planer la crainte d’une inassurabilité croissante de nombreux biens.
L’Institute for Environment and Human Security (UNU-EHS) de l’université des Nations Unies, un des nombreux organismes de la galaxie onusienne, a publié le 25 octobre dernier un énième rapport mettant en lumière une série de points de basculement (tiping points) dont le franchissement, à échéance relativement brève, devrait s’avérer dévastateur pour nos sociétés et plus globalement, la planète. L’étude (Interconnected Disaster Risks Report 2023) liste six menaces majeures susceptibles de faire s’effondrer brutalement des systèmes (climatiques, alimentaires, technologiques, économiques) indispensables au fonctionnement de nos vies quotidiennes.
Les risques systémiques évoqués concernent des systèmes influant fortement les moyens de subsistance des populations (accélération des extinctions des espèces végétales et animales, épuisement des eaux souterraines, fonte des glaciers de montagne, répétition de vague de chaleur insupportable) mais aussi des activités humaines dont les conséquences mal anticipées pourraient s’avérer potentiellement catastrophique (accumulation des débris spatiaux et inassurabilité croissante de nombreux biens, actifs ou régions en raison de la fréquence des risques naturels pesant sur eux).
Ces systèmes (écosystèmes, systèmes alimentaires, systèmes hydriques, systèmes technologiques) ne cessent de se dégrader plus ou moins imperceptiblement depuis des décennies tout en parvenant, jusqu’à présent, à assurer leurs fonctions. Mais les auteurs de l’étude considèrent qu’ils sont en passe de franchir un seuil pouvant aboutir à leur dysfonctionnement, voire leur effondrement brutal, devenant ainsi incapables de continuer à assurer leurs fonctions initiales. De quoi faire plonger des activités entières ou certaines régions du monde et leurs populations dans une profonde instabilité.
L’étude de l’UNU-EHS reprend le concept de point de basculement qui avait déjà été mis en lumière par une précédente étude publiée en septembre 2022 dans la revue Science (Exceeding 1.5° global warning could trigger multiple climate tipping points). L’article listait 16 points de bascule de nature climatique (fonte des calottes glaciaires polaires et des glaciers, morts des récifs coraliens, dépérissement de la forêt amazonienne, modification du régime des courants océaniques…) résultant du franchissement de certains seuils de température , situation faisant redouter des transformations drastiques, voire irréversibles. L’étude d’octobre 2023 insiste sur l’interconnexion entre la dégradation de ces phénomènes naturels et le dysfonctionnement redouté des sociétés humaines. A titre d’exemple, l’épuisement des eaux souterraines contenues dans de vastes aquifères menace l’approvisionnement en eau douce pour près de 2 milliards d’humains mais aussi de vastes zones de production agricole ainsi menacées de sécheresse chronique. Ces aquifères s’épuisent plus vite qu’ils ne se reconstituent, mettant en péril la production alimentaire locale. Un tel point de basculement semble déjà avoir été atteint dans la Péninsule arabique et sur le point de l’être dans une bonne partie du sous-continent indien. Le même diagnostic peut être fait concernant le recul aussi rapide que spectaculaire des glaciers de l’Himalaya qui alimentent 10 des principaux bassins fluviaux au monde (Gange, Indus, fleuve Jaune, Mékong, Irradawy…). Ces glaciers constituent une ressource vitale en eau pour 240 millions de personnes vivant en zone himalayenne et 1,65 Mds vivant en aval, dans les vallées fluviales d’Asie du sud et du sud-est. Le recul de ces glaciers va se traduire par une réduction du débit de ces fleuves, entraînant une dégradation du potentiel d’irrigation et un déclin des capacités de production agricole. Le spectre de l’insécurité alimentaire va ainsi se répandre sur une des parties du monde les plus densément peuplées.
Le rapport de l’UNU-EHS insiste tout particulièrement sur deux points de bascule exclusivement de nature anthropique. Le premier concerne l’accumulation de débris spatiaux menaçant de créer des collisions en chaîne dans l’espace extra-atmosphérique. L’incapacité à nettoyer les abords de notre planète, et tout particulièrement les orbites basses, de la foultitude de débris accumulés depuis seulement un « gros » demi-siècle de présence humaine dans l’espace extra-atmosphérique fait craindre une multiplication des collisions entre débris à la dérive, parfois minuscules, et engins en activité, avec un effet multiplicateur (toujours plus de débris provoquant toujours plus de collisions avec des satellites toujours plus nombreux, cf. les projets de constellation de milliers de satellites de communication). Avec le risque à terme de rende l’orbite terrestre inutilisable pour de nombreuses activités dont nos sociétés sont désormais très dépendantes (communication, géolocalisation, observation , prévision météo..).
Le second point de bascule purement anthropique concerne la diffusion du principe d’inassurabilité, aux effets potentiellement très déstabilisateur pour l’économie globale et l’équilibre sociétale. Que recouvre ce drôle de concept ? La fréquence et la répétition de phénomènes météorologiques extrêmes (sensés être « exceptionnels » mais en passe de devenir la « norme ») et la gravité croissante des dommages qu’ils provoquent entraînent une augmentation considérable du nombre de sinistres et du montant de leurs indemnisations par les compagnies d’assurance. Une situation qui affecte leur solvabilité, sérieusement ébranlée par ces dérèglements climatiques à répétition. Selon l’étude de l’UNU-EHS, les dommages causés par les catastrophes météorologiques ont été multipliés par sept depuis les années 1970. Pour 2022, les pertes économiques mondiales sont estimées à 313 milliards de dollars à l’échelle de la planète selon l’étude. Pour sa part, le réassureur suisse Swiss Re évalue à 275 Mds$ le montant des dommages causés par des catastrophes naturelles sur l’ensemble de la planète cette même année. Des estimations « relativement » proches. Pour la France, l’addition se serait élevée à plus de 10 milliards.
Le montant des sommes déboursées par les assureurs ne cesse de croître et aucune inflexion en la matière n’est à espérer, bien au contraire. Devant de telles perspectives, nombre d’assureurs envisagent de refuser d’assurer tout risque lié au dérèglement climatique en raison de leur fréquence trop élevée et de l’ampleur des dommages qu’ils génèrent, d’autant qu’ils doivent également couvrir d’autres risques systémiques en pleine croissance, comme la cybercriminalité ou les tensions géopolitiques.
Un tel renoncement peut concerner certains types de risques dans des régions trop régulièrement dévastées du fait de leur localisation géographique trop exposée. Quel assureur pourrait trouver un intérêt à assurer, sans hausse tarifaire phénoménale, contre le risque de submersion à Tuvalu ou à la Barbade ? Ou pour faire moins exotique, le long du littoral landais ou vendéen ? Car l’un des aspect les plus problématiques, en dehors de la hausse de la répétition des risques, est que des territoires qui semblaient protégés sont en passe de devenir des zones à risque. Dès 2015, à la veille de la COP21 qui devait déboucher sur les accords de Paris, Henri de Castries, alors PDG d’Axa, estimait ouvertement qu’un « monde plus chaud de 4° sera impossible à assurer ». Huit ans après, cela se confirme.
Les trois règles de base de l’assurance (disponibilité, accessibilité, abordabilité) sont ainsi en passe d’être battues en brèche par le refus des assureurs d’assumer des risques naturelles dont la probabilité n’est plus cohérente avec les séries statistiques historiques et dont la fréquence ne va cesser de croître. Face à une telle évolution, les assureurs ne pourront que rehausser de manière très substantielle les primes d’assurance (les mettant hors de prix pour la plupart des clients) ou refuser d’assurer. En Australie, plus d’un demi-million d’habitations pourraient devenir non-assurables d’ici 2030, essentiellement en raison de l’augmentation des risques d’inondation. En Californie, la firme State Farm a décidé au printemps 2023 de se retirer du marché de l’assurance habitation dans le Golden State en raison de la multiplication des catastrophes naturelles le frappant à répétition (incendies, inondations, sécheresse, sans oublier le risque sismique). Une concentration de risques au pays de la Silicon Valley jugé plus assurable.
Comment vont réagir les propriétaires concernés ? Un tel renoncement de la part des assureurs va laisser un nombre élevé de populations sans filet de sécurité face aux événements climatiques qui se profilent. Et dans bien des pays, il est peu probable que la puissance publique, à Tuvalu comme à la Barbade, dispose de la capacité financière pour se substituer aux opérateurs privés. A terme, la couverture assurantielle, qui constituait un fondement de l’économie capitaliste, depuis l’émergence du concept d’assurance parmi les armateurs des cités marchandes italiennes au sortir du Moyen-Age soucieux de mutualiser le risque encouru lors de leurs expéditions maritimes, va se contracter. Avec des conséquences financières mais aussi sociétales potentiellement très déstabilisatrices.
Le périmètre des risques assurés et de régions couvertes va perdre sa dimension universelle et se limiter à des activités rentables, au risque d’écorner le contrat social reliant assureur et assuré alors qu’il constitue une composante de la stabilité sociale dans les sociétés occidentales. Pourquoi continuer à s’assurer face à des risques bénins alors que les situations de catastrophe deviendront non assurables ? De nombreux assurés pourraient arrêter de se couvrir, y compris face à des risques mineurs, dans un souci de réduction des dépenses et de préservation du pouvoir d’achat mais aussi de méfiance (voire de rejet) à l’égard du pacte social. De tels prémices sont déjà observables, comme en témoigne le nombre croissant de personnes circulant en voiture sans assurance en France, faisant totalement fi de la législation. Longtemps circonscrit à l’Outremer, le phénomène se diffuse désormais largement en métropole. Le risque est réel d’assister à la fissuration du modèle assurantiel provoquant l’étiolement de son rôle social basé sur les principes de solidarité et de mutualisation. Un drôle de saut dans l’inconnu.