Tech War sino-américaine (épisode Afrique) : quand la Silicon Valley interagit avec la Silicon Savannah

Washington met en œuvre une diplomatie numérique active en direction du Kenya afin d’y réduire la présence technologique chinoise.

Fin mai, le président kényan William Ruto a effectué une visite d’État de trois jours (22 au 24 mai) aux États-Unis, largement passée sous le radar de la presse européenne. Une visite d’État est pourtant un événement rare dans le cadre des relations américano-africaines : il s’agissait de la première de ce niveau pour un chef d’État africain depuis 16 ans et seulement de la 3e d’un président kényan, sachant que ce séjour coïncidait avec la commémoration du 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays.

Une visite d’État remarquable mais pas assez remarquée

En cette occasion, Washington entendait célébrer un partenariat de longue date avec un allié africain fiable et respectueux (du moins la plupart du temps…) des valeurs démocratiques, de l’État de droit et de l’économie de marché. Un profil se faisant rare par les temps qui courent sur le continent noir, comme ailleurs dans le monde, et en particulier dans ce « Sud global » si critique à l’encontre de l’Occident !

Le séjour américain du chef d’État kényan s’est articulé autour de quatre grands axes.

  • Washington a réhaussé le Kenya au rang d’allié majeur non-OTAN, statut réservé à une vingtaine de partenaires considérés comme particulièrement fiables (d’Israël à la Corée du Sud et au Japon, en passant par l’Australie, Taïwan ou les Philippines…). En Afrique, seuls l’Égypte, le Maroc et la Tunisie bénéficient de ce statut. Le Kenya est le premier pays sub-saharien à être désigné de la sorte. Cette promotion récompense l’étroitesse du partenariat sécuritaire engagé par les deux pays dans la lutte contre la menace jihadiste dans la Corne de l’Afrique et en Afrique de l’Est (contre le mouvement somalien Al-Shabaab et divers « chapitres locaux » de l’État islamique), mais aussi l’implication kenyane dans les efforts de stabilisation de plusieurs crises africaines (Sud-Soudan, Est de la RDC). Il s’agit également d’honorer la décision de Nairobi de prendre la direction de la force de police multinationale en Haïti (Multinational Security Support Mission in Haïti), engagement permettant de retirer une « grosse épine du pied » à Washington dans son arrière-cour régionale à l’approche de la présidentielle de novembre prochain. Le Kenya a accepté de diriger une force de police fournie par une demi-douzaine de pays (Bahamas, Bangladesh, Barbade, Belize, Bénin, Jamaïque, Tchad) et financée à hauteur de 300 m$ par Washington, pour tenter de contrer les gangs locaux semant le chaos dans le pays. L’objectif de la MSSM est de stopper la descente aux enfers de la Ire République noire, cette situation chaotique pouvant avoir de graves conséquences pour toute la Caraïbe mais aussi sur les États-Unis (effondrement du reliquat d’État encore sur pied, climat insurrectionnel, catastrophe humanitaire, vagues migratoires, foyer épidémique incontrôlé, narco-territoire, économie criminalisée…). Faute de volontaires occidentaux pour s’engager dans cette mission à haut risque, les stratèges washingtoniens ont dû se résoudre à solliciter un allié africain (par ailleurs lui-même confronté à des troubles sécuritaires dans une partie de son territoire / nord de la Rift Valley et sanglante mobilisation contre le budget 2024/2025) pour déployer plus d’un millier de policiers à plus de 12 000 km de chez eux. Dans un monde contemporain aux repères de plus en plus flous et par une sorte d’ironie géopolitique, Washington n’a pas d’autres solutions que de solliciter un pays africain pour former la colonne vertébrale d’une force internationale chargée de remettre de l’ordre son arrière-cour. Le « Sud » au secours du « Nord » !
  • Le second axe visait à approfondir la coopération économique entre les deux pays et a conduit au lancement d’une initiative intitulée « Nairobi-Washington Vision », appelant tous les acteurs du système financier international à consentir des efforts pour faciliter la gestion de la dette  des pays les plus endettés ; offrir davantage de possibilités de financement en faveur du secteur privé tout en promouvant des pratiques plus transparentes et durables en matière de prêts. 
  • Le troisième axe portait sur la consolidation des valeurs démocratiques et le rôle que pouvait jouer en la matière la diaspora kényane installée aux États-Unis, en la mobilisant dans le cadre du Presidential Advisory Council on African Diaspora Engagement, structure mise en place en septembre 2023 à la suite de l’U.S.-Africa Leaders Summit de 2022 et dossier tout particulièrement suivi par la vice-présidente Kamala Harris. Une telle stratégie d’influence a pu se concrétiser au Kenya par l’entrée en vigueur – tant attendue – en mai 2024 du Public Benefits Organization Act (voté en… 2013), qui offre désormais des protections juridiques solides à la société civile et aux ONG kényanes. 
  • Mais l’axe principal de cette visite d’État concernait le renforcement du partenariat technologique dans le secteur du numérique entre les deux pays, avec la volonté affirmée de Washington de « désarimer » Nairobi de ses liens jugés trop étroits avec la Chine.

La Silicon Savannah : une spécificité kényane

Depuis la fin des années 90, les autorités kényanes n’ont cessé d’encourager leur pays à entrer dans l’économie numérique. Avec un succès certain ! Le Kenya dispose d’un écosystème numérique, surnommé « Silicon Savannah », parmi les plus performants du continent africain (largement devant l’Afrique du Sud, le Nigeria ou l’Égypte, les grandes économiques continentales), et de plus en plus reconnu sur la scène internationale. Disposant d’infrastructures de communication relativement efficientes et modernes, d’une main-d’œuvre qualifiée et parfaitement anglophone, d’une jeunesse très technophile (« tech hungry ») et d’un climat des affaires « business friendly », la Silicon Savannah possède de réels atouts pour se positionner sur la scène « tech » planétaire, en se rêvant comme une sorte de « Bangalore africaine ». Avec un chiffre d’affaires dépassant déjà le milliard de $, elle peut mettre en avant de réels succès, en particulier dans le domaine de la fintech, comme l’application de transfert d’argent et de paiement mobile M-PSEA, de réputation mondiale, développée par l’opérateur Safaricom ; ou M-KOPA, combinant paiement mobile et équipement en photovoltaïque, dont la renommée ne cesse de croître. Cette appétence pour l’innovation technologique a incité Loon, une filiale d’Alphabet, à retenir le Kenya, en 2020, en pleine épidémie de Covid, pour déployer une flotte de 35 ballons permettant d’assurer 24 h/ 24 une couverture Internet fiable dans les zones les plus reculées du pays et satisfaire les ambitions du gouvernement kényan de bâtir une e-économie accessible à tous. 

Un tel contexte ne peut qu’inciter les grands opérateurs du secteur, tout particulièrement les GAFAM états-uniens mais aussi leurs compétiteurs chinois, à lorgner sur cette « oasis technologique ». Google a installé dès 2007 sa première implantation sub-saharienne à Nairobi, qui englobe désormais un centre de recherche en IA et, depuis 2022, un centre de développement de produits ; Microsoft y a implanté son Africa Development Center fort de 500 employés ; et, plus récemment, Meta a décidé de réduire sa présence au Nigeria pour privilégier le Kenya, avec l’objectif d’investir plusieurs milliards de $ dans des datacenters. Pour leur part, les firmes chinoises ont joué un rôle moteur dans le développement du réseau de fibre optique (National Optic Fibre Backbone Infrastructure/ NOFBI), en passe de devenir l’un des plus étendus du continent noir (plus de 100 000 km en cours de déploiement).

Constatant la floraison de milliers de start-ups apparues spontanément (mais dont la très grande majorité est appelée à disparaître faute de financement suffisant pour se développer), les autorités kényanes ont cherché à canaliser ce dynamisme dans un projet structurant de smart city, le projet Konza Technopolis (comté de Machakos), piloté par la Konza Technopolis Development Authority (KoTDA). Mais évoqué depuis le début de la décennie 2010, ce projet tarde à se concrétiser, même si la Corée du Sud semble disposer à contribuer activement à le relancer (prêt récent de 238 m$ de l’EximBank coréenne).

En dépit de ces difficultés et retards, le secteur numérique kényan continue à se développer et à s’étendre à de nouveaux champs d’activité au gré de l’émergence de nouvelles technologies. L’ambition du gouvernement kényan est de numériser plus de 80 % des services gouvernementaux et administratifs et de connecter l’ensemble des villages et des quartiers pour favoriser l’e-commerce, la création d’emplois numériques et faciliter l’éducation à distance et l’apprentissage des savoirs numériques (ex : instauration de cours de codage dès le primaire). Le pays abrite déjà des capacités en matière de datacenters sans équivalent sur le continent, opérés par de grandes firmes internationales mais aussi des opérateurs locaux de plus en plus reconnus (Icolo.io, iX Africa DataCentre, PAIX Nairobi…).

C’est dans ce contexte dynamique que s’inscrit le projet de partenariat technologique renforcé évoqué lors de la visite du président Ruto à Washington. Cette nouvelle étape s’annonce très ambitieuse, couvrant à la fois le domaine industriel (fabrication de semi-conducteurs, installation de datacenters), l’intelligence artificielle et la cybersécurité.

Approfondir le partenariat technologique américano-kényan

Concrètement, ce partenariat ouvre la voie à l’accueil de nombreux étudiants kényans aux États-Unis dans les domaines « STEM » (science, technology, engineering, and mathematics) ; la formation au Kenya de nombreux programmateurs et analystes locaux à la lutte contre les cybermenaces ; et l’octroi de financement à des firmes locales dans le cadre du CHIPS and Science Act de 2022 – une première en Afrique. Cette dernière mesure vise à consolider les liens entre entreprises de la Silicon Valley et des prestataires et fournisseurs installés au Kenya dans le cadre d’une stratégie de derisking et de friendshoringpermettantde diversifier et sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement (et réduire par là même leur dépendance à l’écosystème numérique chinois). 

Cet approfondissement du partenariat technologique entre les deux pays fait la part belle au secteur privé. Il se structure autour de deux projets majeurs, en passe de profondément changer d’ampleur l’écosystème numérique kényan au cours de la prochaine décennie :

  • La pose du câble intercontinental de fibre optique Umoja (« unité » en swahili) destiné à relier le Kenya à l’Australie en traversant une bonne partie de l’Afrique de l’Est et australe (Ouganda, Rwanda, RDC, Zambie, Zimbabwe, Afrique du Sud) puis l’océan Indien, un projet qui associe Google et Liquid Intelligent Technologies (pour la partie terrestre) et qui vise à éviter toute dépendance à des infrastructures chinoises déjà existantes…
  • La construction d’un datacenter de grande capacité par Microsoft et son nouveau partenaire émirien G42. Ce projet d’une valeur d’1 Md$, en faisant le plus grand investissement privé jamais réalisé au Kenya, vise à doter le pays d’une infrastructure technique dédiée à la mise en œuvre de la solution de cloud computing Microsoft Azure dans toute l’Afrique de l’Est. Le datacenter sera installé à Olkaria et entend constituer un exemple en termes de durabilité en utilisant le potentiel géothermique local pour satisfaire ses besoins en énergie et des technologiques de pointe pour optimiser l’usage des rares et précieuses ressources en eau nécessaire à son fonctionnement. Il devrait débuter ses activités opérationnelles d’ici 24 mois. Cet accord tripartite (Microsoft, G42 et ministère kényan de l’Information, de la Communication et de l’Économie numérique) prévoit, outre la construction du datacenter et la création d’un cloud régional est-africain, quatre autres points saillants :
    • le développement par G42 de modèles d’IA adaptés à l’environnement local, en anglais et en swahili (ambitieux projet mobilisant pas moins que le Microsoft Africa Research Institute, le Microsoft AI for Good Lab, l’université Mohammed Bin Zayed d’intelligence artificielle d’Abou Dhabi, et plusieurs universités kényanes et est-africaines) ;
    • l’implantation à Nairobi d’un laboratoire d’innovation (East African Innovation Lab) destiné à faciliter l’accès des start-ups kényanes et est-africaines au cloud et aux application d’IA, en leur proposant formation, montée en compétence, soutien et parrainage pour développer leur projet à partir d’outils Microsoft ;
    • des investissements visant à améliorer la connectivité locale et internationale, Microsoft s’engageant dans un programme de connexion du « dernier km » pour 20 millions de personnes au Kenya d’ici la fin 2025 (et 50 autres dans le reste de l’Afrique de l’Est) ;
    • une collaboration avec les autorités kényanes pour assurer le soutien et la sécurisation des services de cloud computing pour toute l’Afrique de l’Est (mise en place d’une « trusted data zone » élaborée avec les meilleures normes mondiales pour assurer la sûreté, la confidentialité et la sécurité des données (projet qui implique l’expertise du Microsoft Threat Intelligence Center/ MSTIC  et du Microsoft Threat Analysis Center/ MTAC).

Cet ambitieux programme tripartite qui engage – au-delà des opérateurs privés – trois États (Etats-Unis, Émirats arabes unis et Kenya) est une nouvelle concrétisation de la diplomatie digitale américaine visant à réduire l’influence chinoise dans ce domaine. Une stratégie formalisée depuis décembre 2022 par le Digital Transformation with Africa Initiative (DTA), qui prévoit d’investir directement 350 m$ et d’aider à mobiliser 450 autres millions auprès des bailleurs de fonds internationaux pour orchestrer une réponse numérique « occidentale » aux projets chinois initiés dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI). Après avoir attiré, début 2024, l’émirien G42 dans l’orbite américaine (l’Administration Biden conditionnant une prise de participation de Microsoft dans le capital de la firme émirienne – opération nécessaire pour obtenir un feu vert US pour accéder aux derniers savoir-faire en matière d’IA et surtout aux précieux semi-conducteurs de NVIDIA – à sa rupture avec ses partenaires chinois historiques, son retrait du capital de diverses firmes et l’abandon de ses équipements fournis par Huawei), Washington entend activer ce duo de choc hors du Golfe, en frappant  un premier coup en Afrique où l’influence numérique chinoise est encore très forte.

Ce renforcement des liens entre la Silicon Valley et la Silicon Savannah constitue une première bataille dans le «Sud Global » de réduction de la pénétration technologique chinoise, en privilégiant un « théâtre d’opérations facile au regard des engagements historiques du Kenya en faveur de l’Occident. Pas sûr que les prochains « fronts » soient aussi propices pour bouter la technologie chinoise. Mais il est plus que probable que Washington va tenter de rééditer ce type de partenariat en s’appuyant sur les géants de la Tech américaine, en particulier en Afrique dont l’évolution démographique prévisible et la technophilie des populations en font un des principaux marchés de demain.

Dans ces grandes manœuvres de soft power numérique visant à façonner de larges pans de l’économie mondiale à l’horizon 2035 et au-delà, on ne peut que constater l’absence d’opérateurs européens, au mieux spectateurs attentifs ou acteurs secondaires de ce Grand jeu planétaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *