Confrontation inopinée : de l’impératif de vouloir faire face à un adversaire inattendu 

L’actualité récente donne lieu à diverses confrontations bilatérales inopinées entre protagonistes très éloignés géographiquement et que rien n’opposait jusqu’alors. Une sorte de « mondialisation des antagonismes ».

Dans un monde contemporain marqué par une succession de sidérations qui s’enchaînent à un rythme échevelé (la dernière en date étant la réélection triomphante de l’ineffable Donald Trump), la scène internationale laisse entrevoir un curieux phénomène qui devrait s’amplifier au cours des prochaines années. Quelque chose que l’on pourrait appeler « la Confrontation Inopinée » : un clivage opposant deux États, de prime abord géographiquement très éloignés et n’ayant jusqu’alors aucun antagonisme historique ni passif colonial mal digéré, mais dont les agissements sur la scène internationale se télescopent et s’entrechoquent, parfois brutalement, dans un cadre bilatéral. Avec, à la clef, échanges acrimonieux, escalades verbales, campagnes diffamatoires, outrages variés, expulsions, emprisonnements arbitraires, affrontements physiques et meurtriers… Une sorte de « mondialisation des antagonismes », sur fond de rétrécissement de la planète et de raccourcissement des distances, au gré des enjeux géopolitiques, des rivalités économiques et des innovations technologiques. 

Trois exemples en la matière ont émergé ces derniers mois, incitant à penser que cette liste, non exhaustive, est loin d’être close et que le phénomène est appelé à se répéter à l’avenir. Au-delà des traditionnelles lignes d’affrontement entre grandes puissances pour le leadership mondial, les décennies à venir pourraient donner lieu à une floraison de bras de fer entre protagonistes inattendus, version géopolitique d’un improbable match Uruguay/ Tonga lors d’une Coupe du monde de rugby.

Inde vs Canada !

Qui aurait pu prédire que l’Inde et le Canada, deux membres du Commonwealth, deux régimes démocratiques partageant l’héritage de la colonisation britannique – pour le pire mais surtout le meilleur – dans de très nombreux domaines (politique, institutionnel, culturel), s’enferreraient dans une crise diplomatique profonde (escalade verbale, expulsion réciproque de diplomates de haut rang, suspension par Ottawa des négociations d’un accord de libre-échange avec l’Inde) ? Or, une telle crise prévaut depuis des semaines, résultat des agissements des services spéciaux indiens en territoire canadien à l’encontre d’activistes sikhs, dont certains détenteurs d’un passeport canadien. Les autorités canadiennes n’ont pas hésité à mettre ouvertement en cause les services indiens (Research and Analysis Wing/ RAW) ou des sicaires à leur solde dans l’assassinat, en juin 2023, près de Vancouver, de Hardeep Singh Nijjar, dirigeant séparatiste promouvant l’instauration d’un État sikh indépendant dans le nord de l’Inde, le Khalistan.

Le fait que quelqu’un, dans le tout premier cercle du Premier ministre Modi (possiblement le ministre de l’Intérieur Amit Shah, selon les Canadiens), ait donné son feu vert à de telles opérations (harcèlement, cybersurveillance, ingérence et assassinat ciblé) en faisant fi de la souveraineté d’un pays ami et allié avec lequel les liens sont nombreux, est révélateur des réajustements en cours sur la scène mondiale. Certains pays émergents n’hésitent guère à goûter sans modération à l’hubris d’une puissance en pleine expansion destinée à les hisser au sommet de la hiérarchie planétaire, quitte à piétiner les pratiques diplomatiques usuelles et imposer leur vision des rapports de force aux tenants du « monde d’avant ».

Azerbaïdjan vs France !

Qui aurait pu ainsi prévoir les vives tensions diplomatiques croissantes opposant depuis 2023 la France à l’Azerbaïdjan, deux pays qui se sont largement ignorés pendant des décennies ? Mais le soutien trop affiché de la France à l’Arménie à la suite de la reconquête manu-militari de l’enclave du Haut-Karabakh par les forces azerbaïdjanaises en 2020, et surtout en septembre 2023, a suscité l’ire du régime despotique en place à Bakou. De quoi inciter le président Ilham Aliev à prendre la tête d’une « croisade » destinée à « vaincre le colonialisme français », libérer de la férule hexagonale l’Outre-mer tricolore (et accessoirement la Corse en prime) et « dégager » la France de l’AfriqueVaste et ambitieux programme concocté en représailles au soutien diplomatique manifesté par Paris en faveur d’Erevan dans diverses enceintes internationales, à l’envoi d’une poignée de conseillers militaires et à la fourniture de quelques équipements militaires, certes performants, mais en nombre limité. Qu’une puissance jusqu’à présent de seconde zone, mais à l’hubris sans contrôle, forte de sa nouvelle pétro-influence et des encouragements plus ou moins discrets de Moscou, s’en prenne aussi vigoureusement à une puissance, certes moyenne, mais qui demeure (encore) un acteur majeur et respecté de la scène internationale, et  malmène certains de ses ressortissants (trois compatriotes croupissant dans les geôles locales sous des accusations fallacieuses) témoigne – là encore –  de l’évolution des rapports de puissance en train de se dessiner sur la scène internationale.

Voir l’Azerbaïdjan se positionner en tant que pourfendeur des reliquats du colonialisme français est assez risible mais bien réel, et trouve un relatif écho en dehors du monde occidental. Le principal instrument de la stratégie anticoloniale de Bakou s’incarne dans le Groupe Initiative Bakou (GIB), constitué en juillet 2023 à l’initiative de l’exécutif azéri alors que celui-ci assurait la présidence du Mouvement des Non-Alignés. Cette création des services azéris (activement soutenus par leurs homologues russes) diffuse ses éléments de langage en toute impunité au sein du mouvement, mais aussi dans certaines enceintes onusiennes et dans la mouvance panafricaniste. Une manœuvre hostile qui contribue à dégrader à petit feu et par petites touches l’image de la France dans une bonne partie du Sud global.

L’ahurissant discours du président Aliev à l’ouverture de la COP29, organisée dans sa capitale, réussissant, par un tour de force rhétorique, à associer néocolonialisme et changement climatique, illustre cette arrogance bling bling de pétro-despote parvenu désireux de renverser la table des convenances. Faisant fi de toute retenue diplomatique, le tyranneau de Bakou a livré une charge sans précédent contre Paris à l’ouverture de la conférence onusienne. Un discours applaudi à plusieurs reprises par une bonne partie de l’assistance (hors délégations occidentales) et tout particulièrement les petits États insulaires. À noter que cette diatribe ne s’est pas focalisée uniquement sur Paris, mais a aussi ciblé la Commission européenne, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, ainsi que les Pays-Bas (autre membre de l’UE à posséder encore quelques dépendances outre-mer, dans les Antilles) tout en omettant d’évoquer les « confettis coloniaux » du Royaume-Uni (et tout particulièrement l’épineux dossier de Diego Garcia et le triste sort de sa population insulaire).  Il est vrai que Londres n’a pas de diaspora arménienne à prendre en compte et possède des intérêts pétro-gaziers très conséquents sur les bords de la Caspienne… Bel exemple de sensibilité anticoloniale à géométrie variable !

Corée du Nord vs Ukraine !

Qui, enfin, aurait pu prédire voici encore quelques semaines que soldats ukrainiens et nord-coréens allaient se combattre dans les alentours de Koursk, en territoire russe ? Comment imaginer que ces deux pays, distants de plus de 8 000 km, allaient ainsi s’affronter dans la boue et le sang ?  Le déploiement de ce corps expéditionnaire, estimé à ce jour entre 10 et 12 000 hommes (soit l’équivalent de 4 brigades, dont une de forces spéciales issue du 11e corps d’armée, dit  « Corps des Tempêtes », et destinée selon toute vraisemblance à « monter au front », l’ensemble étant supervisé par une poignée de généraux) constitue la première intervention militaire directe d’un pays extra-européen, asiatique en l’occurrence, sur le théâtre européen, et traduit le franchissement d’un palier supplémentaire – et très significatif – dans l’internationalisation du conflit ukrainien. Moscou pouvait déjà compter sur des livraisons de matériels de la part de l’Iran (les fameux drones Shahed) et, plus discrètement, de la Chine (sous forme de composants et de pièces détachées plutôt que de systèmes d’armes complets), ainsi que sur l’enrôlement d’une foultitude de mercenaires ou de plus ou moins volontaires (syriens, afghans, indiens, népalais, cubains, africains) engagés à titre individuel. Mais désormais, on parle d’unités constituées. Une telle évolution est sans précédent. Il y avait bien eu, auparavant, quelques contingents d’origine asiatique (et africaine) au sein des forces des Nations Unies déployés dans les Balkans dans les années 1990, lors des guerres dans l’ex-Yougoslavie, mais ils opéraient en tant que Casques bleus sous mandat onusien. Encore auparavant, des troupes d’origine indienne ou africaine avaient participé sur le théâtre européen à la Première et la Seconde Guerre mondiale, mais en tant que contribution des empires coloniaux européens à la défense de leur  « Mère-Patrie », la France devant ainsi beaucoup à sa « force noire ».

L’engagement nord-coréen (un effort qui pourrait monter à terme jusqu’à 50 000 hommes selon certaines sources) est d’un tout autre niveau. Certes, le régime de Pyongyang est coutumier d’expédier, moyennant finances,  des milliers de travailleurs chez son grand voisin. Il a, par ailleurs, répondu très positivement aux sollicitations de Moscou en matière de fourniture d’équipements militaires et de munitions depuis de nombreux mois (plus de 13 000 conteneurs de matériels et d’obus depuis 2022 selon les services sud-coréens, incluant plus de 8 millions d’obus de 122 et 152 mm), équipements qui, par leur abondance, ont vraiment pesé sur l’évolution de la situation sur le terrain de l’aveu même de l’État-major ukrainien. Dans un tel contexte, l’envoi d’une dizaine de milliers d’hommes (pour l’heure), destinés à servir de chair à canon au regard des pratiques offensives russes s’inscrit dans une relative continuité. Il s’agit de la poursuite d’une pratique de longue date, consolidée par la signature du Pacte de défense mutuelle conclu en juin 2023 entre les deux pays. Pour le régime nord-coréen, la perte (probable) de quelques milliers d’hommes (dépourvus de contact avec leur famille durant les 7 à 10 ans que dure leur service militaire, donc sans réel impact sociétal à court terme) sera plus que compensée par les gains financiers obtenus (Moscou versant de l’ordre de 2000 $/mois au régime pour chaque combattant déployé en Russie, dont une toute petite somme est censée revenir au troufion sur le terrain) et, surtout, les transferts de technologies et de savoir-faire russes attendus dans les domaines nucléaire, balistique et satellitaire.

L’impact effectif de ces renforts sur le terrain ne sera, selon toute probabilité, guère déterminant, au regard de leur absence d’expérience directe du combat moderne de haute intensité et de leur relatif sous-équipement, sans oublier la barrière de la langue.  Mais cet engagement concrétise l’interpénétration (tant redoutée par certains observateurs) de la grande crise européenne (l’invasion de l’Ukraine) avec les enjeux stratégiques est-asiatiques (un possible engagement sud-coréen en retour), voire indo-pacifiques, à la stupeur des Occidentaux et de leurs alliés asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie) mais aussi, de la Chine. Pékin apparaît avoir été mis devant le fait accompli par ses deux partenaires et redoute une kyrielle d’effets négatifs sur ses propres intérêts, tant dans son environnement proche qu’à l’échelle mondiale (projet de mise en place d’une sorte d’OTAN asiatique). Poutine et Kim Jong-un viennent d’armer une mécanique infernale qui, par capillarité, peut conduire à une déstabilisation très profonde des équilibres stratégiques aussi bien  en Europe qu’en Asie-Pacifique, avec des répercussions très probables au Moyen-Orient.

La présence de soldats asiatiques sur le sol européen n’est pas sans réactiver, plus ou moins consciemment, la crainte, version 2.0, du « péril jaune » qui hanta l’imaginaire européen à la fin du xixe siècle à la suite du traumatisme issu de la raclée infligée à l’immense Russie tsariste par le « petit » Japon, alors puissance en voie d’émergence. Le déploiement de soldats nord-coréens, mais aussi l’engagement massif de soldats bouriates, yakoutes et d’autres ethnies sibériennes dès le début de l’invasion, fait écho, pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’Histoire, aux souvenirs douloureux des invasions mongoles du XIIIe siècle qui avaient déjà, à l’époque, ravagé la Rus’ de Kiev et impacté durablement tout le monde slave.

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Ces trois « cas d’école » témoignent de manière concrète des bouleversements du monde en train de se produire. On peut en retenir le rôle des diasporas (sikh et arménienne dans deux cas) ; un relatif manque de solidarité de la part des pays amis et alliés (mutisme et prudence de la plupart  des autres Occidentaux afin de ne pas se fâcher avec des partenaires économiques prometteurs) ; mais, surtout, les ambitions, de plus en plus globales, d’Émergents de plus en plus impatients de tailler des croupières à un Occident sur la défensive, et d’occuper une place toujours plus grande à la table des Puissances. Trois grandes lignes directrices (parmi d’autres) appelées à se consolider à l’horizon 2035…

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