2024 est une année électorale exceptionnelle par le nombre d’élections programmées (40) mais aussi par l’usage intensif (et souvent problématique) de la High Tech et de l’IA lors de ces scrutins.
2024 demeurera une année électorale exceptionnelle, avec une quarantaine d’élections diverses programmées, mobilisant potentiellement la moitié de la population de la planète. Certaines ont déjà eu lieu (élection présidentielle en Russie, récentes municipales en Turquie) mais les plus importantes restent à venir : élections générales en Inde, élections européennes, scrutins législatifs au Royaume Uni et en Afrique du sud… et surtout, présidentielle et renouvellement de la moitié du Congrès aux Etats-Unis en novembre prochain.
La convergence entre processus électoraux et High Tech
Cette abondance électorale coïncide avec la diffusion et la « démocratisation » de nombreuses innovations numériques, combinant usage des réseaux sociaux et recours à l’Intelligence Artificielle (IA). Des technologies développées au cours des deux dernières décennies sont désormais suffisamment matures et accessibles pour « sortir » des laboratoires et déferler dans la vie quotidienne des gens, y compris pour forger leurs opinions et influer sur leurs votes.
Rien d’étonnant donc d’assister à une convergence, pour le meilleur ou pour le pire, entre usage de l’IA et « écosystème électoral ». Par ce terme, il faut entendre la combinaison et l’interaction entre types de suffrage et modalités pratiques des processus électoraux ; postes ou fonctions à pourvoir (du conseiller municipal au chef de l’Etat) ; corps électoral ; candidats (indépendants ou encartés) et partis en lice ; professionnels des enjeux électoraux (agences de communication et de relations publiques, instituts de sondage, experts électoraux, « stratèges » et conseillers politiques, leveurs de fonds…) ; organismes administratifs en charge de l’organisation des scrutins et institutions (si possible judiciaires) en charge de vérifier et de valider les résultats. Chacun des protagonistes de chacune de ces composantes est désormais susceptible de recourir à de l’IA pour remplir ses missions et tenter de façonner, selon ses objectifs et ses intérêts, le déroulement et le résultat du vote. L’heure est à la nostalgie du temps électoral à échelle humaine, avec ses réunions électorales, ses salles d’école primaires transformées en bureaux de vote, ses bulletins de vote papier, ses isoloirs, ses urnes, ses « a voté » et ses signatures manuscrites sur les registres électoraux. Le temps électoral algorithmique arrive ! Bienvenue dans l’ère des élections 3 ou 4.0. Des scrutins désormais préparées, orchestrés et guidés par l’IA, avec de féroces conflits d’usage entre IA sensées optimiser, consolider et protéger les processus électoraux dans un cadre démocratique et IA visant à les manipuler, les influencer voire les abêtir. En espérant que le facteur humain conserve, à l’avenir, une place dans cette confrontation high tech…
L’usage de moyens numériques lors de campagnes électorales n’est pas nouveau. Il est observable depuis plus d’une quinzaine d’années : blogs de partis ou de candidats, comptes Twitter, usage des réseaux sociaux pour accroître la notoriété des candidats, lever des fonds ou distiller des rumeurs contre des concurrents. S’ajoute, plus récemment, l’usage d’algorithmes permettant d’exploiter au mieux les Big Data dans le but d’affiner les connaissances sur les cibles électorales visées et sur la manière de les toucher le plus efficacement possible.
L’influence électorale croissante des firmes Big Techs
A ce titre, les Big Techs (Meta, Google, YouTube, Tiktok, Twitter puis X…) n’ont cessé de voir leur rôle et influence grandir en période électorale, jusqu’à devenir – à compter du milieu des années 2010 – des protagonistes majeurs de ces processus. Certains n’hésitent pas à les accuser même d’avoir « fabriqué » certains résultats (cf. les polémiques concernant le rôle de la société Cambridge Analytica à la suite du Brexit ou de la défaite d’Hilary Clinton face à Donald Trump), alibi un peu facile à opposer aux piètres performances des équipes de campagne de certain(e)s candidat(e)s vaincu(e)s).
La fondation Mozilla a diffusé fin février dernier une étude fouillée (‘Platforms, Promises and Politics: A Reality Check on the Pledges Platforms Make before Elections”) analysant près de 200 cas d’implication des Big Techs ou d’applications de messageries (WhatsApp, Telegram) dans les processus électoraux de 27 pays – du Nord et du Sud – sur la période 2016/2023. Les postures adoptées par ces opérateurs numériques ont varié selon les cas : mise en place de mécanismes de vérification des faits (ou pas) ; politique de modération des contenus (ou pas) ; interdiction pure et simple de toute publicité électorale ou, a contrario, autorisation sans réel garde-fou ; programmes d’alphabétisation numérique en faveur de candidats ou surtout, des électeurs.
L’étude souligne la grande disparité de traitement entre élections dans le Nord (Amérique du nord et Europe), au cours desquelles la dimension numérique s’avère très observée, scrutée, contrôlée…, et celles organisées dans le Sud, beaucoup moins régulées numériquement du fait de moyens techniques et humain plus limités et d’un engagement moindre des Big Techs dans ces pays. Une situation favorisant la désinformation, les rumeurs, la radicalisation des discours et des contenus, avec des conséquences potentiellement dévastatrices, susceptibles d’alimenter des contestations, voire des violences, impactant la vie politique « réelle » locale et ses acteurs.
Mais ces premières formes d’emploi de la Tech dans l’écosystème électoral apparaissent basiques, voire primaires, comparées à ce qui laisse entrevoir l’usage de l’IA en cette année 2024 et au-delà. Divers indices annonciateurs ont déjà pu être observés lors de précédents scrutins, comme les élections au Brésil en 2022 ou la récente présidentielle en Argentine, en décembre 2023. Le début de la décennie 2020 est marqué par l’accélération de la diffusion en ligne de contenus générés par l’IA, conduisant à une prolifération de deepfakes textuels, audio et surtout vidéo. Ces « productions » malveillantes polarisent les engagements idéologiques, clivent les électorats, manipulent les citoyens et érodent la confiance dans les institutions, qu’elles soient électorales ou exécutives, en les délégitimant sur fond de théories du complot. En la matière, nous ne sommes qu’au début et n’avons sans doute pas vu grand-chose jusqu’à présent par rapport aux potentialités, pratiquement sans limite, qu’offrent désormais ces technologies. La très riche séquence électorale de 2024 devrait marquer l’entrée dans un nouveau contexte électoral numérique, pour le meilleur ET pour le pire.
Les grandes tendances à venir du numérique électoral
Un récent article de la Technology Review publiée par le MIT met l’accent sur trois tendances technologiques susceptibles d’impacter en profondeur la réalité électorale en 2024 et dans les années à venir.
Sans surprise, la première concerne le recours intensif à l’Intelligence artificielle générative. Désormais accessible au plus grand nombre, ses capacités de production de textes, d’images et de vidéo permettant de « transfigurer » la réalité laissent augurer un usage intensif en matière de désinformation. On ne compte déjà plus les fausses vidéos ou images trafiquées dans la pré-campagne présidentielle américaine, affectant autant les deux principaux candidats en lice. Tout indique que le débit de ce torrent de désinformations ne va cesser de s’accélérer au cours des prochains mois en combinant créativité de geeks nihilistes cherchant à « foutre le b….l » ; firmes spécialisées ayant plus ou moins pignon sur rue, comme la londonienne Synthesia, prêtes à proposer leurs services sans état d’âme à qui paye (comme récemment le gouvernement vénézuélien, pour des extraits de faux journaux télévisés) ; mais aussi puissances étrangères hostiles, opérant via leurs services spéciaux ou par le biais de gangs de mercenaires numériques pour tenter de déstabiliser le processus électoral et la légitimité d’institutions démocratiques. De tels risques ne sont pas circonscrits aux Etats-Unis ou à l’Union Européenne. Une menace de nature similaire plane sur le bon déroulement des prochaines élections générales en Inde, de telles manœuvres étant régulièrement dénoncées par un organisme tel que Factly Media& Resaerch, une ONG fondée en 2016.
Outre le fait de produire à foison des deepfakes, l’IA générative devrait également servir à doper les performances des robots conversationnels utilisés par des candidats pour promouvoir leurs idées et répondre à leurs potentiels électeurs sur les réseaux sociaux. La panoplie devrait prochainement s’enrichir de programmes d’appels téléphoniques, voire des interfaces vidéo, hyperréalistes destinés à solliciter directement, quasiment en tête à tête, les électeurs ciblés afin de rendre la démarche de campagne la plus « humaine » possible et imiter au mieux la relation de sociabilité prévalant entre un « vrai » candidat attentionné et un électeur convoité.
La seconde innovation notable devrait être le recours systématique aux micro-influenceurs. Il ne s’agit pas de solliciter des Youtubeurs aux millions d’abonnés reconnus à l’échelle nationale, voire internationale, ce qui se fait déjà depuis des années, mais de cibler des influenceurs dont l’aura et la notoriété numériques se limitent à une échelle locale ou à une niche thématique très précise (ex : les amateurs de pêche à la ligne ou de vieilles mécaniques), disposant de ce fait d’une capacité de persuasion très forte au sein de leur communauté digitale. Les candidats en campagne pourraient payer de tels influenceurs, même – voire surtout ! – si ceux-ci n’abordent habituellement pas de sujets politiques, pour les mobiliser à leurs profits dans l’espoir d’attirer leurs abonnées et inciter ces derniers à s’intéresser à la campagne électorale en cours et choisir le « bon » camp. Le recours à cette stratégie de micro-influenceurs a ainsi été testé en 2023 dans le Wisconsin pour inciter les électeurs à se mobiliser pour l’élection des juges de la Cour suprême de l’Etat, avec une participation record à la clef pour un scrutin a priori mineur. De telles pratiques seraient également observées actuellement en Inde. Elles ne devraient pas tarder d’arriver sur le Vieux Continent.
Le troisième point est encore plus préoccupant. Il concerne l’essor de la censure numérique dans les régimes autoritaires. Les solutions techno-autoritaires basées sur l’IA (en particulier chinoises) vont favoriser la surveillance des contenus du Net et le contrôle des domaines en ligne, permettant l’identification rapide de tout discours disruptif par rapport à la norme admise. L’IA permettra une identification rapide et un ciblage efficient des sources propageant ces récits dissidents et il sera aisé de les faire taire, avec la complicité des opérateurs présent dans le pays ou en agissant directement sur les infrastructures physiques de l’Internet. L’aggravation de la censure numérique ne devrait cesser de constituer un sujet de préoccupation majeure pour les associations de défense des droits humains (d’Amnesty à Reporters sans Frontière), mais plus globalement pour tous les défenseurs de la démocratie.
Avec l’apport des technologies numériques, le contrôle de l’information et la « fabrique de l’opinion » vont constituer des enjeux cruciaux lors des crises et des conflits du Futur, capable de brouiller la notion de réalité et de vérité en fournissant une myriade de « vérités alternatives » dans lesquelles risquent de se perdre nombre de citoyens et d’électeurs. Cette attrition cognitive d’une partie de la population résultant du formatage des cerveaux grâce à certains usages nocifs de l’IA constitue un des périls majeurs des années à venir, à l’image de la manière dont le pouvoir russe est parvenu à contrôler les cerveaux d’une grande majorité de sa population pour soutenir son « opération spéciale » de dénazification de l’Ukraine ou pour obtenir la réélection de Vladimir Poutine. Un certain avenir « numérico-électoral » a pu transparaître sous nos yeux en cette occasion. Espérons qu’il ne deviendra pas la norme sur le reste de la planète à l’horizon 2035.