La Techwar que se livrent depuis des années Etats-Unis et Chine est en passe de connaître un nouvel épisode épique avec la récente tentative des parlementaires américains de « désiniser » TikTok, pour, si possible, l’américaniser.
Le devenir de Tiktok aux Etats-Unis : nouveau front de la TechWar sino-américaine
La Chambre des Représentants états-unienne a voté le 13 mars dernier un texte bipartisan, adopté à la hussarde (à peine une heure de débat parlementaire) et à une très nette majorité (352 pour, 65 contre), prévoyant de forcer la firme chinoise Bytedance, société mère de TikTok, à choisir entre vendre – dans un délai de 180 jours – l’application à un opérateur non chinois (et si possiblement américain) ou subir son interdiction sur le territoire américain, par son exclusion des magasins d’applications d’Apple et de Google. En résumé, Bytedance a le choix entre la pendaison ou l’échafaud…L’adoption de ce texte a surpris la direction de TikTok qui était parvenue jusqu’à présent à contenir les assauts répétés d’une partie de la classe politique US contre une application chinoise très régulièrement vouée aux gémonies. Depuis 2020, cette dernière est accusée outre-Atlantique de pratiquement tous les maux de la Terre, de ses effets en matière d’abêtissement de la belle jeunesse américaine à ses liens avec le Parti Communiste Chinois. En raison de l’efficience de l’algorithme développé par Bytedance, le PCC serait ainsi en mesure de connaitre bien trop de choses sur les goûts et les couleurs de pratiquement la moitié de la population américaine. De fait, l’application qui ciblait initialement de jeunes adolescentes se filmant en train de danser est devenue pour les 170 millions d’abonnés américains de tous âges et de toutes conditions (soit un peu plus de la moitié de la population US), tout à la fois une plate-forme très dynamique d’e-commerce (sur laquelle sont présentes près de 5 millions de petites entreprises US), un moteur de recherche et un flux d’informations, l’ensemble ayant généré 16 Mds de $ de chiffres d’affaires en 2023 aux Etats-Unis. Une combinaison de fonctionnalités en faisant également un parfait instrument de cyber-espionnage, d’ingérence, de production de fakenews et de manipulation. D’où l’urgence de mettre un terme à cette position de vulnérabilité insupportable alors que se profile toujours plus l’heure de la « Grande Confrontation » entre Washington et Pékin dans le Pacifique occidental.
Le projet ciblant Tiktok est complété par un autre texte, adopté par la Chambre des Représentants le 20 mars (Protecting Americans’ Data from Foreign Adversaries Act), interdisant la vente par des courtiers spécialisés tiers (third-party data brokers) de données numériques sensibles (données génétiques, géolocalisation, communications privées, numéros de sécurité sociale, de passeport ou de permis de conduire) d’utilisateurs américains (quelle que soit l’application) à des adversaires géopolitiques tels que la Chine ou la Russie. Une double démarche activement soutenue par la Maison Blanche qui entend promulguer au plus vite ces deux textes. En adoptant ce Tiktok Ban, les Etats-Unis rejoindraient le groupe hétéroclite de pays ayant déjà interdit ou restreint l’application chinoise depuis 2021 : l’Inde (en représailles à des incidents meurtriers en Himalaya) ; Taïwan (pour des raisons de sécurité évidentes), l’Indonésie, le Pakistan, la Somalie et l’Afghanistan (pour « atteintes aux bonnes mœurs »), ainsi que plusieurs pays européens et de l’Anglosphère qui l’ont banni des téléphones gouvernementaux ou professionnels de leurs fonctionnaires pour raison de sécurité.
Les autorités chinoises ont vivement réagi au projet de loi qu’elles assimilent à une tentative d’expropriation, voire d’extorsion arbitraire, violant les règles du commerce international et de la concurrence, sans parler du droit de propriété. La concrétisation d’une telle vente forcée serait susceptible d’ouvrir une « boîte de Pandore » ravivant les antagonismes entre compétiteurs économiques et stratégique dans le contexte de « capitalisme politique en guerre » prévalant actuellement à travers toute la planète. Un coup de force juridique susceptible de générer de nombreuses répliques à l’avenir. Le risque serait réel de voir nombre de filiales de firmes – en particulier européennes –être dès lors victimes de telles pratiques en Asie, Afrique, Moyen-Orient, ou de nouveau aux Etats-Unis, sous prétexte de vraies fausses considérations sécuritaires.
Un leadership technologique américain sur la défensive face au dynamisme chinois
Washington ne peut surtout supporter l’idée que son hégémonie technologique et commerciale dans le secteur de l’économie digitale soit remise en cause. Et tout particulièrement si les concurrents les plus dangereux sont chinois (Tiktok, Temu, Shein..), s’avèrent meilleurs et parviennent à s’imposer au détriment des produits et marques américaines. De fait, TikTok, devenue l’application la plus téléchargée au monde entre 2020 et 2022, taille depuis des années des croupières à Meta, YouTube et X sur le marché ultra-concurrentiel des réseaux sociaux. Et la jeunesse de la grande majorité de ses abonnées laisse augurer des lendemains encore plus radieux quand Facebook ne parvient pas à rajeunir ses utilisateurs et semble condamné à devenir une application vintage pour boomers, sans réelle perspective de croissance. Un diagnostic qui dans le secteur de la High Tech signifie un aller simple vers le « grand Cimetière du Numérique » pour y rejoindre Mosaïc, Netscape, Altavista, myspace, msn.Messenger, Blackberry, Picasa, Naptster, iTunes & co….
Désiniser Tiktok, un impératif américain (by Leoanardo)
Face au dynamisme chinois perceptible dans la plupart des nouvelles technologies (cf. l’article relatif au Critical Technology Tracker (CTT) – The global race for future power), il devenait urgent de sauver ce qui peut l’être en tentant d’éliminer la « sinitude » de cette application et en l’occidentalisant par la force. Des pratiques protectionnistes de nature similaire et enfreignant quelque peu les principes de libre entreprise et de saine concurrence, avaient déjà été usitées dans un passé récent contre Huaweï (menaçant trop frontalement Apple et l’allié sud-coréen Samsung dans le domaine des smartphones) ou pour tenter de contrer les équipementiers chinois dominant la 5 G, en prétextant à chaque fois la proximité de ces firmes avec l’Etat chinois et le PCC.
Dans le cas de TikTok, la manœuvre s’annonce compliquée car une bonne partie de l’argumentation mise en avant pour légitimer cette dépossession s’avère à double tranchant et juridiquement fragile. Nombre de critiques – par ailleurs fondées – concernant l’abêtissement des jeunes usagers et l’attrition cognitive qui en résulte peuvent s’appliquer à l’ensemble des réseaux sociaux, très majoritairement d’origine américaine. Une situation qui n’avait jusqu’à présent guère suscitée de réelle réaction des exécutifs états-uniens ou européens en dépit des mises en garde répétées de part de la communauté scientifique ou éducative et d’acteurs de la société civile alertant sur l’addiction préjudiciable des nouvelles générations aux écrans. Au-delà de TikTok, c’est l’avenir des réseaux sociaux et des services numériques qui se pose plus globalement face à cette dépendance irrépressible aux écrans.
Le Droit au secours de Tiktok ?
Le texte voté par les Représentants doit encore être adopté d’ici quelques semaines par le Sénat, où, en dépit du soutien actif du Department of Justice (DoJ) à la mesure, une certaine opposition compte bien se manifester, en particulier de la part de certains sénateurs démocrates ou de l’incontrôlable sénateur libertarien du Kentucky, Rand Paul. En cas de vote positif, le texte sera très certainement contesté par les propriétaires évincés et devrait entamer un long parcours judiciaire, devant le conduire, de décisions de justice en appels, jusqu’à la Cour suprême. Nombre de personnalités, de juristes d’associations (dont l’American Civil Liberties Union et le Center for Democracy and Technology) et d’utilisateurs estiment qu’une telle mesure, oscillant entre prohibition ou expropriation, s’avère contraire aux grands principes constitutionnels, en particulier relatifs à la liberté d’expression sanctuarisée par le 1er amendement de la Constitution américaine. Toutes les mesures prises au niveau des Etats fédérés, comme le Montana en 2023, visant à interdire, d’une manière ou d’une autre, l’application d’origine chinoise, ont été retoquées en justice. Plutôt que d’interdire une application précise, associations et juristes prônent l’adoption d’une législation encadrant mieux la gestion des données numériques et s’inspirant de la RGPID européenne, ce que ne veut à aucun prix les Big Techs.
Les législateurs américains doivent, en outre, faire face à une vigoureuse colère de la part d’une partie des utilisateurs américains. Ceux-ci, à l’appel de la direction de TikTok, pilonnent de mails menaçants et de courrier incendiaires les élus ayant voté ou annoncé leur intention de voter cette mesure jugée « liberticide ». Cette « cyber-révolte » pourrait avoir un impact significatif sur les prochaines élections américaines en donnant lieu à une mobilisation ciblée contre certains Congresmen hostiles à Tiktok. De quoi modifier d’une manière plutôt inattendue la composition du Congrès, mais aussi impacter la présidentielle. Mais cette fois selon un effet inversé : si le Président Biden soutient l’interdiction, son rival Donal Trump, jadis pourfendeur de l’application, dénonce son interdiction car il déteste encore plus les autres réseaux sociaux américains qu’il considère hostiles à sa personne.
La colère des abonnés est encore montée d’un cran quand la firme Quiver Quantitative a révélé que 44 des 352 parlementaires ayant voté pour l’interdiction de l’application chinoise détenaient pour plusieurs dizaines de millions de $ d’actions de firmes Big Techs (Amazon, Google, Meta, Microsoft…) susceptibles d’être les grands profiteurs de l’interdiction ou de la désinisation de Tiktok. Leurs votes en faveur du Tiktok Ban pourraient s’interpréter comme un conflit d’intérêt en puissance, piétinant quelque peu les saines pratiques d’un véritable « Etat de droit ». Un argument que les défenseurs de l’application chinoise n’ont pas manqué d’exploiter.
Que va faire Bytdance ?
En cas d’adoption du texte, la direction de Tiktok devrait se lancer dans une guérilla juridique visant à retarder sa mise en œuvre. Bytedance pourrait surtout chercher à contourner l’obstacle en donnant l’impression de céder (transformation de la filiale américaine en une société publique à action cotée en bourse aux Etats-Unis ou ailleurs) tout en manoeuvrant pour conserver son avantage technologique. Le statut juridique de la filiale pourrait être adaptée pour satisfaire en apparence aux désidératas des autorités américaines, mais sans que cela ne s’applique au « cœur » de la réussite de Tiktok, à savoir son puissant algorithme, propriété de Bytedance et que Pékin n’a strictement aucune intention de brader à des intérêts étrangers. Pour reprendre l’image d’un analyste financier, « vendre Tiktok sans son algorithme équivaut à vendre une Ferrari sans son moteur ». L’hypothétique acheteur occidental devra élaborer son propre algorithme, sans doute moins performant que celui actuellement en vigueur, ce qui nécessitera un investissement long et coûteux. La qualité des prestations s’effondrera et les abonnés fuiront. Rien n’empêchera alors Bytedance de relancer une application modernisée, toujours aussi performante grâce à son algorithme capable de mieux comprendre et connaitre l’état d’esprit des consommateurs américains mieux que les Américains eux-mêmes.
Ce nouvel épisode de la Techwar sino-américaine offre un magistral paradoxe de notre époque : le sort d’une application technologique très populaire d’origine chinoise et liée de multiples manières au principal régime autoritaire de la planète génère une ligne de fracture supplémentaire au sein de la société états-unienne, au nom du respect des grands principes de la liberté d’entreprendre et d’expression garantie par le 1er amendement de la Constitution américaine.
Si le texte venait à être adopté, si Bytedance refusait de vendre et si l’application était de ce fait effectivement interdite aux Etats-Unis, et dans l’attente d’une nouvelle application reformatée et « rebrandée », ne resterait plus à la majorité des abonnés US qu’une seule solution pour continuer à se connecter : utiliser des VPN avec des adresses étrangères, comme les cyberdissidents russes, iraniens ou… chinois. De quoi rire (ou pleurer) face à l’incongruité de notre sidérante époque !