Leadership technologique mondial : une vision australienne

Un outil d’évaluation australien permet d’analyser les rapports de force technologiques à l’échelle mondiale et confirme l’ascension de la Chine au détriment de l’Occident.

Le think tank australien ASPI (Australian Strategic Policy Institute) a élaboré un précieux outil d’exploitation de données visant à évaluer les rapports de force technologiques entre grands compétiteurs internationaux : le Critical Technology Tracker (CTT) – The global race for future power. Lancé en mars 2023, il a déjà bénéficié de deux mises à jour en juin et septembre 2023, élargissant sensiblement le périmètre de ses investigations. Il couvre actuellement 64 technologies critiques réparties en 9 grands domaines (Technologies avancées de l’information et de la communication ; Matériaux et procédés de fabrication avancés ; Intelligence artificielle ; Biotechnologie, génie génétique et vaccins ; Défense, espace, robotique et transport ; Energie et environnement ; Technologies quantiques ; Capteurs avancés, détection, synchronisation et navigation ; Technologies spécifiques au projet AUKUS, liées aux capacités sous-marines et de guerre électronique). Il devrait en rajouter prochainement des nouvelles tout en effectuant une mise à jour régulière des données compilées.

Couverture du rapport “Critical Technology Tracker (CTT) – The global race for future power“.

Ce « travail de bénédictin » vise à évaluer le risque d’instauration d’un monopole technologique de la part d’un Etat dominant (essentiellement Chine ou Etats-Unis) selon des niveaux de type “feu rouge tricolore » ( risque élevé :  rouge / modéré : orange / faible : vert). Il permet également d’établir, pour chaque technologie suivie,  un classement des 5 premiers pays en pointe, voire, pour un nombre croissant de rubriques, des 10 premiers.

Une avance chinoise préoccupante

Un tel exercice permet de confirmer, selon une approche se voulant scientifique et argumentée, l’état du rapport de force technologique mondial et son évolution dans un avenir proche. Il en ressort une translation de la suprématie technologique de l’Occident au profit de l’Asie, et en tout premier lieu vers la Chine, sans oublier l’Inde, la Corée du sud, le Japon, Singapour, Taïwan. Selon l’ASPI, Pékin serait dominant ou en avance dans 53 des 64 technologies suivies par le CTT (dont 15 en position de risque élevée de monopole technologique), couvrant des domaines aussi cruciaux que la défense, l’espace, la robotique, l’énergie, l’environnement, la biotechnologie, l’intelligence artificielle, les matériaux avancés, la technologie quantique et les capteurs avancés. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2013, on ne compte plus les études alertant sur la mise en œuvre de son projet de Routes de la Soie (dénommé désormais Belt & Road Initiatives / BRI), consistant à parsemer en infrastructures « made in China » de larges pans de la planète. Mais le leader chinois a engagé en parallèle un effort considérable pour développer un « techno-nationalisme » et positionner la Chine en tant que superpuissance scientifique et technologique dans pratiquement tous les domaines cruciaux de l’économie contemporaine (cf. plan Made in China 2025 de 2015, réactualisé en 2022 sous forme du Strategic Plan for Expanding Domestic Demand 2022–2035).

Début du classement des 64 technologies critiques du CTT

Dans certains domaines, les données du CTT font ressortir une avance chinoise, parfois très préoccupante, comme en matière de missiles hypersoniques à capacité nucléaire, domaine dans lequel les avancées chinoises ont été brutalement dévoilées par la mise en orbite d’un tel engin en août 2021, suscitant une très vive inquiétude au Pentagone, surpris par le niveau technologique affiché par Pékin. Mais en examinant les données du CTT, il apparait que cette performance n’avait rien d’étonnant et aurait dû être prédictible puisque la Chine avait produit 48,49% des papiers de recherche à fort impact publiés dans le monde concernant les moteurs d’avions avancés, en particulier hypersoniques, et que 7 instituts de recherche chinois figuraient dans les 10 premiers mondiaux travaillant dans ce domaine. Pour certaines technologies, le CTT identifie que les 10 principales institutions de recherche au monde sont toutes chinoises. La plus emblématique d’entre elles est l‘Académie chinoise des sciences qui occupe un rang élevé – souvent le premier ou le second – dans plus d’une dizaine de technologies. En la matière, l’Occident risque de frôler d’ici quelques années  le KO technologique face à Pékin.

Cette domination chinoise pose un sérieux problème aux démocraties occidentales en passe de perdre la compétition technologique mondiale et qui ont de plus en plus de mal à suivre le rythme des progrès chinois dans de très nombreux secteurs technologiques déterminants, actuels et futurs. Il s’en suit une (inexorable ?) rétractation des capacités occidentales de productions manufacturières contrastant avec les performances chinoises en la matière. Grâce  à ses efforts précoces en matière de R&D, Pékin est en mesure de produire et d’exporter bon nombre de biens et d’équipements nécessaires à la « transition verte » et à la décarbonation de l’économie (voitures électriques batteries, panneaux solaires, composants d’éolienne, électrolyseurs) en profitant de l’expertise de ses nombreux centres de recherche travaillant sur ces domaines depuis des années. L’exemple des voitures ou des batteries électriques est saisissant et s’annonce dévastateur les industries européennes.

Pékin est en passe d’acquérir une capacité d’influence considérable à l’échelle mondiale, en parvenant à imposer sur tous les continents ses normes techniques, voire éthiques, du fait de son avance technologique. C’est le cas par exemple en matière de technologies 5 et 6G. Mais le plus préoccupant est que cette avance chinoise pourrait lui permettre de rendre sans fondement un certain nombre de débats éthiques en cours en Occident pour trouver le juste équilibre dans le déploiement de certaines technologies disruptives comme le recours – souvent jugé problématique – à l’IA. Pékin pourrait s’avérer en mesure d’imposer unilatéralement sa « vision » des problèmes pour trancher certains dilemmes pratiques ou moraux.  C’est-à-dire à la façon d’un Etat autoritaire ne laissant guère de place au débat entre communauté scientifique, dirigeants politiques, monde de l’entreprise, société civile et médias indépendants, mais arrêtant sa position en fonction de rapports de force plus ou moins opaques prévalant dans les arcanes du Comité central. Avances technologiques et déséquilibres économiques et commerciales pourraient forcer les Occidentaux, soucieux de rester dans la compétition mondiale, à un alignement sur de mauvaises pratiques retenues par Pékin, pour sauver leur productivité ou tenter de rester rentables et innovants. L’avenir technologique, dans beaucoup de domaines, risque de résulter du fait du Prince (rouge) !

Quels challengers derrière la Chine ?

Derrière la Chine, les Etats-Unis occupent la seconde place. Ils demeurent dominants dans 11 des 64 technologies suivies par le CTT (dont seulement deux en position moyenne de risque de monopole technologique et aucune en position élevée). Le leadership US est préservé dans les domaines du calcul à haute performance et des supercalculateurs exaflopiques (exascale computing), de l’informatique quantique et les vaccins. Mais pour le reste, le fossé se creuse, expliquant la vigueur des postures de l’administration Biden dans la TechWar opposant Washington à Pékin. Quel que soit le résultat des élections de novembre, le président sortant laissera plusieurs acquis législatifs majeurs (Inflation Reduction Act, Chips & Science Act). Ces grandes lois de la « Bidenomics » édictées au nom du «nationalisme économique sophistiqué » visent à préserver sur le territoire américain technologies et capacités industrielles nécessaires pour préparer l’avenir face à la menace chinoise.

Bien loin du « couple » sino-américain, figurent l’Inde (qui confirme son excellente technologique dans la foulée de son émergence économique et démographique) et le Royaume Uni, qui semble gérer habilement quelques « beaux restes ». Encore derrière, figure un groupe composé de la Corée du sud, l’Allemagne, l’Australie et l’Italie et un peu décroché, le Japon. Figure enfin, un dernier groupe d’une demi-douzaine de protagonistes dans lequel figure (enfin !) la France, à un rang plutôt passable.

Médiocrité du classement de la France : théorie du complot ou biais méthodologique ?

La très modeste position de la France au sein du CTT interroge. L’ASPI apparaît sous-estimer nettement les performances de l’Hexagone, seulement crédité de bons résultats en matière d’énergie nucléaire. Certains pourraient y voir une manœuvre complotiste, visant à minorer le potentiel d’un partenaire trahi sur le dossier AUKUS et légitimer le retournement brutal final. Pourquoi acheter des sous-marins à une puissance technologique mineure ne sachant produire que des sacs à main hors de prix, des parfums, du cognac, des baguettes et du fromage ? On peut néanmoins s’étonner qu’un pays disposant d’une puissante BIDT, servant d’élément moteur à l’Europe de l’Espace et occupant en 2023 le second rang dans la liste des exportateurs mondiaux d’armements n’apparaisse que parcimonieusement dans les diverses catégories du CTT. On peut s’étonner qu’un pays en pointe dans les technologies sous-marines depuis près 140 ans, qui vient d’obtenir rien que la semaine dernière des contrats pour 6 submersibles de deux classes différentes de la part de deux marines étrangères, dont la très exigeante Marine royale néerlandaise, ne figure aucunement dans les classements ASPI relatifs aux différentes technologies liées aux activités sous-marines. On peut également s’étonner que la créativité et l’efficience des bureaux d’étude d’Airbus, de Dassault, de Safran, de l’ONERA… n’apparaissent pas dans les domaines de l’aéronautique, de la motorisation ou des capteurs avancés. On peut enfin s’étonner qu’un pays qui additionne les prix Nobel de physique et accumule les Médailles Fields en mathématique et dont bon nombre de ses ressortissants occupent des fonctions majeures dans les centres de recherche en intelligence artificielle des Big Techs n’apparaît à aucun moment dans les classements relatifs à l’IA ou aux technologies quantiques.

Classement ASPI : la French Tech en souffrance ?

Ces absences illustrent les limites méthodologiques du CTT dans sa version actuelle qui mériterait, sans nul doute, d’être amélioré pour devenir encore plus complet, rectifier certaines lacunes parfois grossières et offrir une image plus précise des rapports de force technologique mondiaux.

Parmi d’autres options possibles, comme l’analyse de brevets et de leur attribution par pays (souvent délicate à déterminer dans le cas de firmes multinationales, au risque d’impacter la fiabilité des données) ou l’analyse du financement par le capital-risque (difficulté de recueil des données cohérentes et fiables), les concepteurs du CTT ont privilégié l’examen d’articles scientifiques innovants, de haute qualité et à fort impact, privilégiant la qualité des productions à la quantité des publications. Ils ont pour cela combiné trois niveaux d’analyse :

  • la proportion d’articles figurant dans les 10 % de rapports de recherche les plus cités, permettant de déterminer quels pays publient la plus grande part de recherche de haute qualité, innovante et à fort impact ;
  • l’indice de Hirsch permettant de mesurer l’impact de la production scientifique, en établissant le nombre de citations de l’ensemble des publications d’un chercheur dans d’autres travaux scientifiques  dans son domaine d’activité ;
  • le nombre d’institutions de recherche d’un pays figurant parmi les 10 à 20 institutions les plus performantes au monde, liste établie sur le nombre d’articles pouvant être attribués à des chercheurs de ces institutions et figurant dans les 10 % d’articles les plus cités.

Cette approche combinée permet de disposer d’un ensemble de données fiables et globales permettant ’d’avoir une idée précise de l’état d’avancement des recherches par pays. Les concepteurs du CTT font valoir que 80 % des documents de recherche évoqués dans les 0,01 % des meilleurs articles de recherche de haute qualité sont référencés dans des brevets. Un taux qui tombe à 60 % pour les 0,1 % les plus importants et à 40 % pour les 1 % les plus importantsLe CTT a ainsi examiné au total 2,2 millions d’articles de recherche innovants et à fort impact, le « best of » de la production scientifique sur la période 2018/2022, les extrayant de la masse de millions d’articles publiés chaque année, pas tous de grande qualité. Les chercheurs du CTT ont ensuite identifié les auteurs de ces publications à partir de données téléchargées depuis le Web of Science, une base de données de publications et de citations scientifiques dans toutes les disciplines. Ils ont ainsi pu retracer  le parcours de ces auteurs et classer les pays où ils travaillent et les organisations de recherche qui les emploient (principalement les universités, les entreprises et les laboratoires nationaux). A titre d’exemple, par moins 526 738 articles de recherche ont été analysés concernant l’apprentissage automatique sur la période 2018-2022, mais seulement 4416 articles relatifs à la cryptographie post-quantique.Cette approche a permis de constater que l’effort de recherche chinois est en partie alimenté par l’importation de talents : près d’1/5 des articles à fort impact d’origine chinoise sont rédigés par des chercheurs (pas tous de nationalité chinoise) ayant effectué une formation postuniversitaire hors de Chine (dans un pays des Five-Eyes ou en Europe) avant de rejoindre instituts et laboratoires chinois. Une migration des cerveaux qui semble mal appréhendée mais très impactante quant aux résultats finaux.

Diverses hypothèses peuvent être avancées pour expliquer le classement passable de la recherche française selon le CTT, au-delà de la modestie des crédits qui lui sont traditionnellement alloués : l’insuffisance de la publication d’articles dans des revues internationales ; des référencements mal organisés des chercheurs et des laboratoires français aboutissant à un indice de Hirsh trop bas et une trop faible visibilité dans le Web of Science par rapport à d’autres bases de données ; la fuite de nos cerveaux passant au service d’écosystèmes scientifiques ou de BIDT étrangères ; le trop faible nombre de brevets déposés par nos industriels et nos laboratoires ; sans oublier certains biais ou a priori des concepteurs du CTT comme le fait d’apparemment classer sous pavillon italien une firme comme STMicroelectronics, en lui retirant toute attache hexagonale. S’ajoute enfin le  fait que dans divers domaines liés aux industries de souveraineté, la sensibilité des technologies développées incite les décideurs à ne pas rechercher trop de publicité sur les travaux en cours. Il n’est pas certain que l’étendue et l’avancement des travaux conduits par la DGA, par exemple, soient appréhendés à leur juste valeur dans les données compilées par l’ASPI.

Du fait de ses biais méthodologiques, le tracker se focalise prioritairement sur la rivalité sino-américaine et, en tant qu’instrument très lié à l’Anglosphère,  fait la part belle aux pays de Five-Eyes. Il ne parvient pas à prendre en compte le poids réel d’autres compétiteurs de taille moyenne dont la France. Israël n’apparait ainsi pratiquement pas dans le CTT (en dépit de ses performances dans le domaine cyber et dans le quantique) et la catégorie Others countries est bien trop vague tandis que les efforts communs conduit au sein de l’UE, mal appréhendés, mériteraient d’être plus affinés.  

Il n’en demeure pas moins que le constat est cinglant  : vue de l’Indopacifique, la recherche hexagonale ne ressort pas vraiment triomphante quand elle est passée au tamis des critères composants le CTT. En matière de stratégie d’influence, si précieuse dans le monde actuel, il serait pertinent de corriger le tir.

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