La crise épidémique n’est pas encore réellement finie (à la fin du printemps, espérons-le), qu’une nouvelle crise – géopolitique cette fois – s’apprête à bouleverser durablement les fragiles équilibres de notre planète, et très probablement nos vies quotidiennes.
La capacité de réaction au(x) choc(s), de toute nature, s’enchaînant ou se juxtaposant, tend à devenir non plus une situation exceptionnelle mais une pratique usuelle. C’est une manière de vivre (de survivre diront les plus pessimistes) qui semble devoir s’imposer comme la norme au cours des trois décennies à venir. Gouvernant, entrepreneur, simple citoyen, chacun de nous doit être capable de surmonter rapidement la sidération, encaisser durablement le choc, appréhender lucidement les ruptures se profilant et s’adapter rapidement à une nouvelle configuration qui renverse le train-train quotidien et trace un avenir incertain. Seule cette « plasticité » à s’adapter à l’étiolement perpétuel du « monde d’avant » et aux nouveaux enjeux (et parfois opportunités) des « mondes à avenir » qui s’accumulent ou se juxtaposent permettra d’assurer la pérennité d’une entreprise, d’une communauté ou d’un pays. Alors que l’on ne cesse de s’interroger sur le « sens de l’Histoire », interrogeons-nous également sur la vitesse de celle-ci qui ne cesse de s’accélérer…
En ce milieu d’hiver 2022, au moment où nombre d’entre nous espéraient – enfin – basculer prochainement dans le « post-Covid » et refermer ainsi une douloureuse parenthèse d’une trentaine de mois, le monde était déjà happé depuis plusieurs semaines, sans en voir réellement conscience, dans ce qu’il faut bien appeler le « pré-Ukraine ». Et cet entre-deux a accouché en ce funeste 24 février 2022 de ce qui apparaît, vu d’Europe, comme la plus grande crise internationale depuis la seconde guerre mondiale. Un événement semant la consternation et suscitant la sidération chez bon nombre d’observateurs ou de commentateurs, moi le premier. Comme beaucoup d’autres, je dois avouer n’avoir jamais envisagé sérieusement un tel scénario, interprétant les faits et gestes du maître actuel du Kremlin ces derniers mois comme de la gesticulation, de l’intimidation, en tablant sur la « rationalité ultime » du personnage et ne parvenant à imaginer, dans le pire des cas, qu’un usage limité de la force pour quelques prises de gages territoriaux ou des rectifications mineures de la ligne de front entre l’Ukraine et ses enclaves russophones séparatistes. Lourde erreur !
Le réveil est douloureux. L’Europe a basculé dans la guerre et l’affaire s’annonce longue et pleine de rebondissements, avec de généreuses rasades de sang et de larmes pour le Vieux continent, voire peut-être ailleurs. Et cela alors que d’autres urgences – liées aux effets du changement climatique – devraient mobiliser toute notre intelligence et notre énergie. Que de vies gâchées et que de temps perdus alors que l’horloge climatique continue à tourner, inexorablement, comme le rappellent les experts du GIEC dans le 2ème volet de leur 6ème rapport d’évaluation rendu public ce 28 février.
Sans rentrer dans une analyse précise des événements en cours, que d’autres font bien mieux que moi par ailleurs, quelques éléments méritent cependant que l’on s’y attarde car étant en mesure, au-delà de la spécificité du contexte russo-ukrainien, de baliser les trois décennies à venir, en préfigurant certains éléments de rupture qui pourraient se répéter et conditionner cet avenir.
War is coming…
Les amateurs de la série Games of Thrones reconnaitront dans ce sous-titre une référence servant de fil rouge tout au long de l’intrigue et évoquant une menace latente appelée à se concrétiser au fil de l’intrigue. Dans notre réalité, il ne s’agit rien de moins que d’évoquer le retour de la guerre d’agression livrée par un Etat contre un autre, avec comme objectif ultime de s’emparer de la capitale de son adversaire, une pratique jugée jusqu’au 24 février denier totalement passée de mode. Une pratique archaïque, à la fois illégale aux yeux du droit international, diplomatiquement insoutenable et pouvant s’avérer financièrement insupportable.
A l’exception des guerres menées par des coalitions internationales pilotées par les Etats-Unis contre des maillons de « l’Axe du mal » et visant à renverser des régimes honnis (celui de Milosevic en Serbie en 1999 ; des Talibans en 2001 ; de Saddam Hussein en 1991 puis en 2003,) et sans parler des interventions extérieures dans des contextes de guerre civile (ex : l’intervention saoudo-émirati en cours au Yémen ; l’expédition franco-britannique en Libye en 2011 ou encore celle de la « paire » rwando-ougandaise en RDC à la fin des années 90) ayant conduit à la prise d’une capitale pour en changer l’Exécutif, les seuls cas de figure de conflits récents entre deux Etats (comme les différentes guerres entre l’Inde et le Pakistan, celles entre la Chine ou le Vietnam en 1979, le Royaume Uni et l’Argentine en 1982, l’Iran et l’Irak en 1988, l’Erythrée et l’Ethiopie en 1998) n’ont affecté que des zones frontalières, périphériques, voire insulaires, sans qu’aucun de ces divers belligérants ne soit en mesure de s’emparer de la capitale adverse. Le seul cas relativement similaire à ce qui se déroule depuis quelques jours sous nos yeux me semble être la conquête par l’armée tanzanienne de Kampala, la capitale de l’Ouganda, pour renverser le régime sanguinaire d’Idi Amin Dada, en 1979 (en soutien à des rébellions locales pour être précis), un précédent relativement exotique par rapport à la crise de de février 2022. Je referme cette petite parenthèse historique pour souligner combien l’intervention d’une armée étrangère faisant route au plus vite sur la capitale de son adversaire demeure un exercice rarissime dans les relations internationales contemporaines et renforce l’aspect « extraordinaire » des événements actuels.
Convoi de l’armée russe en route pour Kiev le 28 février 2022 (source Maxar Technologies)
Si l’offensive russe atteint ses buts, si l’armée russe parvient à s’emparer de Kiev, à renverser le régime du président Zelenski (voire le liquider, comme ce fut le cas avec le chef tchétchène Djokar Doudaïev en 1996 lors de la 1ère guerre de Tchétchénie) et à occuper tout ou partie de l’Ukraine, cette « performance politico-militaire », amplifiée par l’éventuelle « mollesse » des réactions internationales, pourrait donner des idées à d’autres et ouvrir une « boîte de Pandore », en particulier dans les Balkans. Cette « prime à la force » pourrait inciter les Bosno-Serbes à s’émanciper par la force de la fragile Bosnie ; la Serbie à réintégrer sans ménagement en son sein le Monténégro, voire les enclaves serbes du Kosovo ; les russophones de Transdniestrie à s’affranchir du pouvoir moldave ; les Azerbaïdjanais à finir le travail au Nagorny Karabagh, voire les Turcs à relancer leur expansionnisme au détriment de Chypre ou en Méditerranée orientale. Et Moscou, grisé par sa démonstration de force, pourrait chercher à remployer une formule qui marche au détriment de la Géorgie (pour solder définitivement les comptes de la guerre de 2008) ou encore « régler » la question du désenclavement de l’enclave de Kaliningrad au détriment des Baltes. Mais toutes ces éventuelles crises pourraient ne s’avérer que des péripéties mineures (quoique probablement sanglantes) comparées à la « grande affaire » qui se profile au cours des 3 décennies à venir, à savoir la récupération « manu militari » de Taïwan par Pékin.
Ce retour de la guerre interétatique de conquête se combine, dans l’affaire ukrainienne, avec une élévation spectaculaire des enjeux pour tous les protagonistes de la « partie en cours ». D’un côté, se jouent l’indépendance d’un pays de 44 millions d’habitants et la survie de son régime démocratique, et au-delà, la crédibilité du monde occidental, comme en 1936, comme en 1939, comme en 1948 puis tout au long de la guerre froide. De l’autre, ne se joue rien de moins que l’avenir du régime russe et le devenir personnel de Vladimir Poutine, sachant que ce dernier ne survivra vraisemblablement pas à un éventuel enlisement militaire en Ukraine, se transformant en fiasco diplomatique. Les enjeux sont considérables pour chacun, comme en témoignent les évocations explicites par Poutine du « facteur nucléaire » pour inciter les Occidentaux à le laisser faire. Il ne faut donc s’attendre à aucune solution « win / win » pour sortir de cette crise. Le vainqueur « raflera tout » pour reprendre la formule. Vae victis ! auraient dits nos Anciens.
Le pari trop risqué de Vladimir
Cette maximalisation des enjeux de la part de Vladimir Poutine ne cesse d’interroger alors que rien ne le forçait à faire « tapis » comme il l’a si brutalement fait dans cette crise ukrainienne. A sa décharge, l’ambiguïté du discours occidental, et tout particulièrement de celui de l’administration Biden, n’a guère contribué à clarifier les choses et a pu contribuer à des erreurs fatales d’interprétation. Entre le lâchage brutal du régime de Kaboul durant l’été 2021 et les déclarations malhabiles, depuis le début 2022, sur le non-engagement militaire américain en Ukraine en cas de tensions, Poutine a pu soupeser le manque de détermination de la nouvelle administration US et considérer – « de bonne foi » – disposer d’une « carte blanche » de la part de Washington pour faire ce qu’il avait envie de faire en Ukraine. Une erreur d’interprétation de l’ancien officier du KGB devenu maître du Kremlin amplifiée par sa sous-estimation de la ténacité de l’Exécutif ukrainien (dirigé par un ancien acteur de sitcom…), son mépris des Européens (écartelés traditionnellement entre indécision et mollesse) et sa haine de l’Occident (par trop décadent et pusillanime à se yeux).
Ses choix bellicistes concernant le dossier ukrainien renvoient à ce que l’on pourrait appeler une « rationalité alternative ». Certains commentateurs évoquent une « rationalité russe » ou « slave », basée sur la croyance en un exceptionnalisme russe qui échapperait à l’entendement des Occidentaux. De tels arguments ne me semblent guère convaincants. Tout au long de guerre froide, y compris dans ses épisodes les plus tendus, comme lors de la crise des missiles à Cuba en 1962, les dirigeants soviétiques de l’époque, tout autant russes et slaves que l’actuel maître du Kremlin, ont toujours fait preuve d’une rationalité totalement appréhendable de la part de leurs homologues occidentaux.
Chaque jour qui passe témoigne que rien ne se déroule comme prévu pour le maître du Kremlin, entre le niveau de résistance de l’armée et de la population ukrainiennes et la vigueur des réactions occidentales, et en tout premier lieu, européennes. L’opération « militaire spéciale » de simple remise au pas des cousins slaves, se voulant rapide et chirurgicale, tourne à la « vraie » guerre, oscillant entre « haute intensité » et guérilla populaire, avec de très lourds bilans humains à la clef dans chaque camp. Les fantômes de l’Afghanistan et de Grozny resurgissent. Mais si l’opinion russe était largement partante pour aller « butter les Tchétchènes jusqu’au fond des chiottes », pour reprendre l’élégante formule du président russe, elle apparaît bien moins motivée pour se lancer dans ce genre de pratique à l’encontre du « beau-frère ukrainien ».
Comment Poutine a-t-il pu commettre une aussi flagrante erreur de jugement ? L’aveuglement du tyran auquel les chefs de renseignement occultent la réalité du terrain de peur se faire purger ? L’impact des 30 mois de mesures de précaution et d’isolement induites par l’épidémie qui lui aurait fait perdre peu à peu le contact avec la réalité (et dont témoigne l’image de la longue table le séparant de tous ses interlocuteurs) ? Le poids de l’âge sur un chef d’Etat de près de 70 ans au sommet du pouvoir dans un pays continent depuis près d’un quart de siècle ?
Ne peut-on pas expliquer cette « rationalité alternative » de Poutine par des raisons pathologiques, une dérive maladive se traduisant par la brutalité des décisions récentes du maître du Kremlin ? Ce dernier n’aurait-il pas rejoint la longue liste des « malades ayant gouverné » tout au long de l’Histoire et aspirant à y laisser une trace sanglante ? Dans un tel cas, face à un décideur souffrant d’une pathologie mentale de cette ampleur, il semble vain d’espérer obtenir quelque chose de concret de la table de négociation. La seule solution viable pour sortir de cette configuration impossible réside dans la « neutralisation » au plus vite d’un dirigeant aussi instable et non fiable. A ce titre, le constat de l’enlisement militaire et de l’isolement diplomatique combiné à l’ampleur des sanctions économiques occidentales affectant la nomenklatura pourrait inciter certains éléments clairvoyants des « organes » à « résoudre ce problème « à leurs manières », dans un réflexe d’autoconservation.
Un tel scénario pourrait s’inspirer du modèle de la « révolution roumaine » de 1991 ayant conduit au renversement du couple Ceausescu par une poignée de hiérarques de la Securitate, désireux de reprendre la main sur la révolte populaire qui grondait tout en allant dans le « sens » des événements. Comme parfois et très paradoxalement, d’un mal pourrait ainsi naître un bien – l’instauration d’un régime plus « raisonnable », du moins redevenu fréquentable (à défaut d’être démocratique) – voire deux, étant donné qu’en cas d’éviction de Poutine du pouvoir, son « valet biélorusse » aurait de fortes chances de l’accompagner dans sa chute. De quoi remodeler en profondeur toutes les marges orientales de l’UE, pour le meilleur, après avoir connu le pire. Mais nous n’en sommes pas (encore ?) là, loin s’en faut.
L’éventuel échec personnel de Poutine sur le dossier ukrainien devrait, par ailleurs, avoir des répercussions sur l’évolution des rapports de force au sein du comité central du Parti communiste chinois à l’approche de son prochain congrès (programmé pour l’automne 2022) et alors que Xi Jinping semblait promis à obtenir une consolidation de son pouvoir personnel. A l’aune de l’affaire ukrainienne, les vertus d’un pouvoir collégial misant sur une intelligence collective et une démarche collaborative pourraient finalement primer sur un Exécutif à la solde d’un seul et unique individu et ses plus fidèles affidés. Affaire à suivre
Être ou ne pas être (munichois…)
En cette fin février 2022, l’air du temps renvoie à 1936, à la molle réaction des Européens face à l’invasion mussolinienne de l’Ethiopie et au déclenchement de la guerre d’Espagne. Le spectre de la guerre, telle une brume maléfique, se diffuse de nouveau au dessus de l’Europe. Ne refusons pas de le voir. Il serait tentant de vouloir retarder une telle échéance, par des compromissions avec l’Adversaire, mais cette menace finira bien par nous rattraper, après avoir dévoré Ukrainiens aujourd’hui, Géorgiens et Moldaves demain, Polonais ou Baltes après-demain, si on ne fait rien pour la contrer dès aujourd’hui. On peut chercher à gagner du temps, marchander, faire mine de négocier, minauder, se vautrer dans un esprit munichois, mais si aucun obstacle n’est mis à l’appétit dévastateur du maître actuel du Kremlin, sa dérive militariste ne cessera de croître et d’embellir, tel un Moloch glouton et liberticide, à l’appétit sans fin.
Comme disent les Américains, “freedom is no free” : la liberté n’est pas gratuite. Il convient de payer à un moment son juste prix. Il faudra, au pire, payer l’impôt du sang ou, en agissant au plus tôt, seulement des factures de gaz ou d’électricité plus élevées et quelques autres désagréments matériels. Pour l’heure, il ne s’agit que de sacrifier une parcelle de notre confort et d’accepter délibérément – en raison des effets retors des sanctions infligées à l’économie russe – une baisse, peut-être significative, de notre pouvoir d’achat afin d’asphyxier le plus rapidement possible le régime poutinien.
Tarder à se décider, comme cela semble avoir été le cas dans certaines capitales européennes durant les premiers jours de la crise, aboutit à se compromettre avec l’Agresseur pour, au final, en paraphrasant la célèbre formule de Churchill, perdre son honneur et bafouer ses valeurs sans échapper ultérieurement à la guerre. Nos dirigeants occidentaux passent en ces heures sombres leurs examens de véritables hommes d’Etat. Espérons qu’ils ne seront pas trop nombreux à échouer.
En la matière, la spectaculaire inflexion de l’Allemagne puis de la Commission durant le week-end des 26 et 27 février concernant la fourniture d’armes à l’Ukraine, non membre de l’UE, afin de contribuer à instaurer un rapport de force plus favorable face au Kremlin, constitue une nouvelle source de sidération, bien peu imaginable voici encore une semaine. Un signe encourageant en prévision des semaines (et sans doute des mois) qui nous attendent. A cela, s’ajoute un heureux alignement de planètes, avec le fait que la crise ukrainienne éclate sous présidence française de l’UE. Imaginons deux secondes une telle crise sous présidence hongroise ou chypriote… Un détail anecdotique aux yeux de l’Exécutif poutinien, mais qui change quand même beaucoup de choses dans la gestion de la crise et explique, très largement, à la fois la rapidité et l’ampleur des réactions européennes et les inflexions « prodigieuses » de Berlin et de la Commission sur ces sujets ô combien régaliens, stratégiques et politiques, particulièrement sensibles aux yeux de Paris et à mille lieux du train-train bureaucratique et budgétaire bruxellois habituel. Face aux événements en cours, l’intendance suivra, « quoi qu’il en coûte ». Si l’Exécutif et la diplomatie française ont accumulé des échecs retentissants ces derniers mois (sous-marins australiens et dossier AUKUS, Mali), force est de constater que Paris gère avec doigté et efficacité les événements et leurs multiples protagonistes. Mais cet alignement heureux de planètes ne se reproduira pas éternellement, d’autant que les sujets de crise majeure nécessitant réaction et adaptation avec des préavis très courts, devraient se multiplier à l’avenir. Une fois la crise russo-ukrainienne passée, il semble difficile de faire l’économie d’un large débat au sein des 27 sur l’adaptation des institutions européennes (Commission et Conseil européen) à l’urgence de la gestion de crise pour éviter de subir un futur crash du fait d’une présidence tournante mal outillée, trop faible et rapidement dépassée par la complexité des enjeux. Mais pour l’heure, contentons-nous de nous satisfaire de la réactivité et de la fermeté des Européens, en complément de la ténacité des Ukrainiens. ¡No pasarán!