La « transition alimentaire » qui se profile fait redouter de profondes modifications dans l’agriculture et l’alimentation, pas vraiment pour le meilleur.
La combinaison entre croissance démographique, changement climatique, innovation technologique et évolution des pratiques sociales et comportementales devrait changer sensiblement la composition de nos assiettes dans les 10 à 15 années à venir. Les besoins alimentaires vont croître pour satisfaire, au moins quantitativement, des humains toujours plus nombreux (passage de 8 à 10 milliards d’individus vers 2050 avant une relative stagnation à l’horizon 2080). Ils devraient également qualitativement évoluer. Une telle évolution va résulter d’une double dynamique, aux caractéristiques largement antagonistes. D’une part, l’adaptation de l’industrie agroalimentaire au nouveau contexte global, poussant dans le sens de toujours plus de foodtech, de fastfood et d’aliments transformés à destination du plus grand nombre. Une évolution induisant des effets diététiquement néfastes et ouvrant la voie à la multiplication des maladies dites de « civilisation » : obésité, diabète, cancers, problèmes cardiaques. D’autre part, l’évolution des goûts et des pratiques des consommateurs, du moins d’une minorité ayant le temps et les moyens de considérer le fait de s’alimenter non pas comme une prise de substances énergétiques mais comme relevant d’un certain « art de vivre » et de convivialité : slow food, production locale, boucle courte d’approvisionnement…. La « transition alimentaire » ne sera pas la moins agitée des diverses transitions qui se profilent d’ici l’horizon 2035… Voir à ce sujet la lettre ouverte diffusée en mai dernier par 87 ONG et associations tentant de peser face aux lobbies de l’agro-industrie dans la « délicate » élaboration de la future Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat que le gouvernement français entend présenter dans le courant de l’été prochain.
Mais ce bras de fer entre consommateurs paresseux incapables de faire autre chose que de réchauffer plus de 2 minutes un plat préparé dans un four à micro-onde et amateur de petits plaisirs en cuisine puis de petits plats à table entre amis va devoir tenir compte de puissants facteurs en mesure de perturber gravement et durablement un tel face à face.
La remise en cause des pratiques agricoles sous l’effet du changement climatique
La lutte implacable contre les gaz à effet de serre (GES) va fortement peser sur le devenir de l’élevage, gros producteur de méthane, un GES trop souvent occulté par rapport au carbone. Au-delà de la polémique initiée sur le bien fondé du barbecue, toutes les études sérieuses et ne relevant pas des éléments de langage de l’industrie agro-alimentaire soulignent la nécessité de modifier drastiquement nos pratiques pour réduire cette source d’émissions. Pour l’heure, les lobbies parviennent à gagner du temps, mais plus dures seront les mesures de correction (et de coercition, selon toute vraisemblance) une fois que la prise de conscience de l’urgence d’agir aura sonnée. L’accès à la viande rouge ne sera plus qu’un plaisir de plus en plus occasionnel réservé à une clientèle restreinte, entre impératifs de réduire très sensiblement le cheptel pour des raisons environnementales et essor de nouvelles pratiques comportementales, avec la diffusion dans de larges couches de la population, volontairement ou non, de pratiques vegan. Les « carnassiers » purs et durs n’auront plus qu’un accès limité à la vraie viande et devront se contenter de steaks végétaux, d’apports protéïques à base d’insectes ou de viandes cellulaires ou de synthèses, pour peu qu’une telle production devienne économiquement (et énergétiquement) rentable, ce qui n’est pas encore le cas.
Mais la production de fruits et légumes devrait également s’avérer sous tensions. Entre changement climatique et pressions anthropiques (démographie + artificialisation des sols), 40 % des espèces végétales sont en danger d’extinction. Cette menace sur la biodiversité est d’autant plus préoccupante que selon la FAO (Food and Agriculture Organization), seulement neuf espèces de plantes alimentaires représentent 66 % de la production végétale totale. Cette concentration de la production sur une poignée d’espèces engendre une extrême vulnérabilité du système alimentaire mondial, exposé à des aléas climatiques qui s’annoncent de plus en plus fréquents et à des risques pathogènes en pleine évolution. Il est fondamental de réduire cette dépendance à l’égard de quelques espèces végétales et préserver une diversité génétique pour disposer de « plans B » au cas où.
Des terres arables sous pression
Or, il est désormais acquis que le changement climatique et ses effets météo extrêmes (super vague de chaleur de ce printemps en Asie du sud-est, températures hors normes, orages de grêle, pluies diluviennes, tempêtes et inondations à répétition..) vont avoir d’une année sur l’autre de graves impacts sur les niveaux de production, avec de brutales et irrémédiables destructions localisées de cultures en fonction des aléas météorologiques. Mais au-delà du manque de chance ou de la fatalité, la tendance générale mondiale de hausse de la température et du degré d’humidité va conduire inexorablement à la dégradation, voire à la destruction ou la dégradation d’importantes surfaces de terres arables, devenant impropres à l’agriculture. Et quand ce ne sera pas la Nature qui détruira la terre nourricière, il faudra compter sur l’Homme, via l’artificialisation de terres arables pour satisfaire ses besoins en infrastructures et en logement. Et que dire de l’artificialisation des sols en temps de guerre (en particulier de haute intensité), situation infligeant aux surfaces agricoles un déluge de fer et de feu, à grands coups de barrages d’artillerie et de champs de mine. Ce que les géomorphologues désignent sous l’appellation de « bombturbation » (bomb + disturbation, perturbation en français).
Le conflit en Ukraine (occupation russe et actuelle contre-offensive ukrainienne) dans le sud-est du pays offre un spectaculaire exemple de ce phénomène. Les combats se concentrent dans des secteurs abritant des terres agricoles parmi les plus fertiles de la planète, bénéficiant d’une abondante couche d’humus. Ces « terres noires », très riches naturellement en nutriments, ont fait de l’Ukraine, avant son invasion, l’un des principaux producteurs mondiaux de céréales (blé, maïs…) et d’huile de tournesol. L’un des principaux effets « secondaires » du conflit, au printemps 2022, a été la crainte de nombreux pays africains et moyen-orientaux de subir une interruption de leurs approvisionnement en céréales en provenance de Russie et d’Ukraine, avec un risque réel de crise alimentaire, voire de famine. Des mécanismes complexes permettant la reprise des exportations par les deux belligérants ont été négociés par la Turquie et la menace a été écartée, mais les craintes sont réapparues lors de la campagne 2023. Au-delà de cette conjoncture conflictuelle « difficile » et dans un monde qui s’annonce, pour diverses raisons de plus en plus « crisogène » et conflictuel et où ce type de contraintes s’annoncent de plus en plus fréquentes, le plus préoccupant est que la majeure partie de ces surfaces agricoles ne pourront rapidement être remises en culture une fois la paix revenue (quel que soit le scénario de sortie de crise). Ces terres, longuement bombardées, massivement minées et durablement dévastées nécessiteront des décennies de travail, de déminage et de réhabilitation pour redevenir nourricières. Certains officiels ukrainiens parlent d’au moins 100 ans… La France a connu une telle situation au sortir de la 1ère guerre mondiale et des reliquats des furieux combats (munitions non explosées) sont encore découverts, plus d’un siècle plus tard, dans certains zones rurales des Hauts de France ou du Grand Est, correspondant aux anciennes lignes de front des Flandres, de la Somme, de Champagne….
La menace d’infections fongiques
Une dernière source de préoccupation se profile concernant la sécurité alimentaire mondiale : la multiplication observée ces dernières années des attaques fongiques à croissance rapide contre les principales cultures servant de base à l’alimentation mondiale : riz, blé, maïs, soja et pommes de terre.. De quoi menacer sérieusement l’approvisionnement alimentaire au cours des prochaines décennies. Une récente étude publiée dans la revue scientifique Nature par des chercheurs britanniques de l’université d’Exeter, reprenant des observations déjà faites par l’Organisation Mondiale de la Santé, tire un signal d’alarme à ce sujet. Ce phénomène est intimement lié aux changements climatiques. Les scientifiques constatent que certains champignons sont devenus résistants aux traitements antifongiques actuels et se répandent dans les cultures, réduisant les niveaux de production. Les experts de l’OMS constatent dans les zones touchées une réduction des récoltes pouvant varier entre 10 et 23 %, soit une quantité de nourriture qui pourrait fournir « 2 000 calories par jour à plus de 600 millions de personnes pendant un an ». Des estimations faisant planer la crainte d’un risque de famine durable à l’échelle mondiale d’ici 2 à 3 décennies, au gré de la croissance démographique. L’expansion d’infections fongiques comme le charbon du maïs ou la rouille noire pourrait s’avérer aussi nocive pour la population mondiale (mais aussi pour l’économie globale) qu’une épidémie comme le covid-19 ou Ebola.
Pour l’heure cette menace fongique affecte essentiellement des zones de culture situées dans le « Sud Global » et les régions aux climats tropicaux. Mais sous l’effet du réchauffement des températures, la menace remonte vers les pays du nord. Depuis les années 1990, les pathogènes fongiques se déplacent vers des latitudes plus septentrionales, à un rythme d’environ 7 km par an, au même titre que certains maladies tropicales (chikungunya, fièvre du Nil fièvre de la vallée du Rift…) ou plantes ou espèces invasives (frelon asiatique, moustique tigre…), laissant augurer une « tropicalisation » des rivages nord de la Méditerranée, voire au-delà.
Certains phénomènes météo extrêmes (ex : remontée de masses d’air chaud en provenance du Sahara chargés de sable et de poussière) mais aussi la mondialisation des échanges commerciaux par voie aérienne et maritime favorisent la diffusion de spores bien au-delà de leurs zones traditionnelles. C’est le cas du champignon Puccinia graminis, responsable de la maladie de la « rouille noire » qui affecte le blé. Quasiment disparu d’Europe depuis l’après seconde guerre mondiale, il est réapparu en Sicile depuis 2016 sous la forme d’une souche particulièrement virulente, Ug99, observée pour la première fois en 1999 en Ouganda où elle a fait des ravages dans les cultures, avant de gagner toute l’Afrique de l’Est, passer au Yémen et affecter le Moyen-Orient, avant de basculer en Europe du Sud. Dispersé au gré du vent, il a été signalé près d’une centaine de fois en France en 2021 et a débarqué dans les îles britanniques. L’Union Européenne a mis en place un système d’alerte précoce (projet Horizon 2020 Rust Watch) afin de gérer ce risque et élaborer des stratégies de protection des cultures et de lutte contre la maladie. En espérant que cela soit efficace…
Manger sain et à satiété pourrait devenir un vrai sport de combat à l’avenir. Avec une priorité : il faut sauver le repas à la française !