La Corée du Sud n’est pas seulement un acteur incontournable de l’économie contemporaine. Elle pourrait également générer quelques « sidérations géopolitiques », en particulier dans le domaine nucléaire, d’ici 2035.
Une péninsule bien trop « addict » au nucléaire
Quand on associe les termes « Corée » et « nucléaire », il est tentant de penser immédiatement à l’agitation compulsive de la République populaire démocratique de Corée (alias « Corée du nord »). Laquelle, depuis une quinzaine d’années, sous l’impulsion de son vénérable leader Kim Jong Un multiplie sur la scène internationale les tentatives de « chantage » au nucléaire, qu’il s’agisse de tests – plus ou moins ratés – de charges (6 à ce jour, entre 2006 et 2017) et de tirs – plus ou moins réussis – d’engins balistiques. Des lancements de missiles effectués depuis la terre ou de plates-formes sous-marines : au moins deux submersibles « classiques » lanceurs d’engins (de catégorie SSB / Ballistic Missile Submarine propulsés par des moteurs diesel) ont été identifiés ces dernières années par les services occidentaux dans les rangs de la marine nord-coréenne.
Depuis 1984, plus de 190 tests balistiques ont ainsi été observés, impliquant près de 300 missiles au total, de tous types et de toutes portées, y compris désormais des ICBM (intercontinental ballistic missile) capables d’atteindre la côte ouest des Etats-Unis et peut-être au-delà. Après une année « record » en 2022 au regard du nombre de tirs d’essai effectués, 2023 s’annonce également prolifique en la matière, avec le tir de pas moins 3 ICBM les 18 et 20 février 2023. De quoi très légitimement « crisper » Washington, sans parler bien évidemment des voisins directs de Pyongyang.
Mais voilà que depuis le début de la décennie 2020 puis dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, cette association des termes « Corée » et « nucléaire » fait également sens concernant l’autre moitié de la péninsule coréenne. Le pays de la smart economy et de la soft diplomacy, le pays de Samsung, des chaboel, de la K-pop et des K-drama, la sage, exemplaire et travailleuse Corée du sud envisage très sérieusement de violer délibérément le Traité de Non-Prolifération (TNP), l’une des pierres angulaires des relations internationales contemporaines, pour se doter – comme une bonne dizaine d’autres pays avant elle – d’armes nucléaires. Un projet, longtemps l’apanage de cercles conservateurs minoritaires, mais désormais poussé par de plus en plus de dirigeants politiques de premier plan, dont l’actuel chef de l’Etat, Yoon Suk-yeol, mais aussi largement plébiscité par une large partie de l’opinion publique. Différents sondages (SAND Institute, Chicago Council on Global Affairs) indiquent en effet qu’entre 2/3 et ¾ des Coréens soutiendraient un programme nucléaire militaire national, quitte à se mettre à dos le puissant allié américain, voire l’ensemble de la communauté internationale.
Le précédent des années 70
Ce n’est pas la 1ère fois que la « tentation du nucléaire » agite les cercles dirigeants sud-coréens. Au début des années 70, le président de l’époque, Park Chung-hee, avait lancé le « projet 890 ». Il s’agissait – rien de moins – que de développer clandestinement un programme nucléaire militaire en réaction aux agissements nord-coréens (découverte de plusieurs tunnels d’invasion dans la zone démilitarisée et infiltrations répétés d’agents de Pyongyang). Cette volonté était également alimentée par les craintes suscitées par le comportement d’une administration Nixon très affaiblie par l’affaire du Watergate et dont la politique asiatique s’avérait de plus en plus défaillante (réduction des effectifs américains déployés en Corée et retrait d’Indochine qui devait conduire en 1975 à l’effondrement du régime sud-Vietnamien et à la victoire « communiste » dans toute la péninsule indochinoise).
Pour mener à bien son projet, Séoul entama des négociations avec le Canada pour la fourniture d’une centrale mais surtout avec la France, pour la construction d’une usine de séparation chimique destinée à produire du plutonium de qualité militaire. L’objectif était de pouvoir disposer de charges militaires au début de la décennie 80. Le programme clandestin fut finalement découvert par les services secrets américains à la fin 1974 et Washington effectua alors toutes les pressions nécessaires sur Séoul, Paris et Ottawa pour mettre un terme à ce projet qui fut totalement arrêté à la fin 1976. Mais un demi-siècle plus tard, la question revient sur le devant de la scène.
Séoul en proie au retour de la « tentation nucléaire »
Plusieurs facteurs expliquent ce regain d’intérêt en faveur d’une option politico-sécuritaire aussi risquée.
- L’inquiétude croissante et légitime de Séoul concernant le développement apparemment irrépressible du programme nucléaire et balistique nord-coréen. Celui-ci ne cesse de se consolider et de se perfectionner mois après mois, année après année, sans que Washington ne parvienne à infléchir la détermination de Pyongyang en la matière, en dépit de nombreuses vagues de sanctions et du relatif isolement du régime nord-coréen. Après avoir testé ses premiers ICBM début 2023, la prochaine étape, telle qu’annoncée lors du dernier congrès du parti communiste, en 2021, devrait être la construction de sous-marins lanceurs d’engins à propulsion nucléaire (des SNLE selon la terminologie française, SSNB selon la terminologie américaine), assurant à Pyongyang une capacité de seconde frappe (encore appelée « frappe du mort »). Une capacité qui octroierait un atout politique majeur au régime nord-coréen et annihilerait pratiquement toute perspective de dénucléarisation de la péninsule en mettant durablement à mal (voire définitivement ?) les efforts engagés depuis le début de la décennie 90 au titre de la « CVID » (Complete, verifiable and irreversible denuclearization), au bilan bien mitigé. Face à une telle perspective, la nucléarisation de la Corée du sud permettrait de réduire l’avantage stratégique que la Corée du Nord est en passe d’acquérir, en instaurant un équilibre régional de la terreur et en relevant de ce fait le seuil d’emploi des armes nucléaires. Si un dérapage ou une escalade mortifère ne peut être exclue, une telle situation permettrait également – en pariant sur la « sagesse » des deux capitales – l’ouverture – quand le contexte le permettra – de négociations intercoréennes de réduction des arsenaux nucléaires, pour peu que chaque camp considère le rapport de force local équilibré et s’estime suffisamment solide pour s’engager dans une telle voie.
Mais un second facteur doit être pris en compte…
- L’inquiétude croissante et légitime de Séoul concernant la détermination du partenaire américain à réellement agir en cas de crise grave dans la péninsule coréenne. Une inquiétude puisant ses racines dans les changements de cap résultant de la succession, tous les 4 ou 8 ans, d’administrations aux orientations géopolitiques variables. Si aucun doute ne prévaut actuellement sur l’engagement de l’administration Biden à contenir toute tentative nord-coréenne de modifier le sensible équilibre stratégique prévalant dans la péninsule, les Sud-Coréens gardent en souvenir les brutales inflexions survenues sous la présidence Trump et sa surprenante et brève idylle avec le « Grand Leader » nord-coréen, ayant abouti à l’improbable sommet d’Hanoï, en 2019. Un souvenir ayant laissé un goût amer aux Sud-Coréens placés par la Maison Blanche devant un fait accompli susceptible de bouleverser profondément leurs intérêts sécuritaires cruciaux. Si l’administration Biden suit une stratégie cohérente et rassurante, qu’en sera-t-il après les élections de 2024 ou de 2028, en cas de retour aux affaires d’un président isolationniste et « néo-trumpiste », susceptible de promouvoir une posture stratégique en Asie de l’Est, face à la Chine, la Corée du nord ou la Russie (via son Extrême-Orient) qui ne soit guère satisfaisante pour Séoul.
A la lumière des incertitudes (in)sécuritaires prévalant en 2023 (invasion de l’Ukraine ; agissements de la Russie « poutinienne » à l’échelle mondiale ; TechWar sino-américaine ; ressentiment anti-occidental dans le Global South, affaiblissement de l’architecture globale de sécurité, qu’il s’agisse du système des Nations Unies ou du TNP…), les Sud-Coréens s’interrogent sur la viabilité du parapluie sécuritaire offert jusqu’à présent par Washington et reposant sur la doctrine dite de « dissuasion élargie », combinant d’importants moyens conventionnels US et sud-coréens déployés dans la péninsule et, en fonction des besoins, arsenal nucléaire américain projetable sur zone (Washington ayant retiré ses armes nucléaires de la péninsule au début des années 90).
Quelle pourrait être la nature de représailles américaines à une frappe préventive nord-coréenne contre la Corée du sud si Pyongyang dispose de la capacité balistique d’atteindre le continent nord-américain ? Ne vaudrait-il pas mieux pour Séoul de disposer des sa propre capacité à dissuader son lunatique voisin septentrional ? L’idée fait ainsi son chemin de se doter d’une capacité plus autonome de réaction et de gestion de crise – pour ne pas dire de « dissuasion » – face à une éventuelle initiative aventureuse, voire belliqueuse, de son voisin du nord.
L’Asie de l’Est à l’horizon 2035 : un « espace-temps » de sidération géopolitique ?
L’annonce d’un tel virage stratégique pourrait intervenir en réaction à un nouvel essai nucléaire nord-coréen, que de nombreux experts redoutaient à l’automne 2022, à la veille des élections Midterms américaines. Ce 7ème essai n’a pas eu lieu, mais une telle menace plane toujours et encore. Si un tel événement devait avoir lieu, Séoul pourrait répliquer par une « déclaration d’armement nucléaire conditionnel » fixant un ultimatum à Pyongyang pour relancer durant une période déterminée (6 mois ?) des négociations concernant la dénucléarisation de la péninsule sous peine de s’engager à marche forcée dans l’acquisition d’armes nucléaires. En raison du niveau technologique acquis par l’industrie sud-coréenne (la Corée du Sud est avec la France un des pays au mix énergétique les plus nucléarisés au monde, avec plus d’un tiers de l’énergie fournis par les 25 réacteurs en activité), un tel programme militaire ne nécessiterait que quelques années pour se matérialiser.
Mais s’engager dans la voie du nucléaire militaire, tout en accentuant les risques de frappe préventive nord-coréenne durant la période de constitution du parapluie nucléaire nationale, ne manquerait pas de remettre profondément en cause le partenariat sécuritaire avec Washington, sauf feu vert américain en la matière, pour l’heure peu probable. Les Américains pourraient en arriver à menacer de rompre le traité bilatéral de défense mutuel qui constitue la pierre angulaire de leur engagement dans la péninsule. A cela, s’ajouterait le défi adressé à l’ensemble de la communauté internationale et les réactions négatives qu’il en résulterait, même si les mesures visant à lutter contre la prolifération n’ont pas empêché l’Inde, Israël, le Pakistan et très vraisemblablement l’Iran d’ici quelques années de se doter d’une capacité nucléaire.
Le choix proliférant de Séoul ouvrirait une « boîte de Pandore » en incitant toute une série de pays (à commencer par le Japon, Taiwan, et dans la foulée la Turquie, les EAU, l’Arabie saoudite, le Brésil, l’Argentine…) à lui emboîter le pas, au risque de dessiner un horizon 2035 se caractérisant par une très préoccupante prolifération nucléaire, avec tous les risques de dérapage qu’une telle situation induit.
Pour un entrepreneur européen en relation avec la Corée du sud (en tant que marché à l’export ou par le biais de fournisseurs d’équipements, et en tout premier lieu de micro-processeurs), l’hypothèse d’une nucléarisation de la Corée du sud soulève bien des risques.
- Un premier cas de figure concernerait l’adoption de sanctions internationales à finalité anti-proliférante, pour éviter que ce précédent ne serve d’exemples à d’autres puissances ambitieuses, même si on a du mal à envisager le train de sanctions qui pourrait être adopté à l’encontre d’un pays aussi actif dans l’économie mondialisée. Peut-on imaginer un embargo international visant les micro-processeurs, les smartphones, les composants électroniques, les automobiles produits par les chaebol ?
- L’autre risque majeur serait celui d’un dérapage incontrôlé avec son voisin nordiste, susceptible de déboucher sur une crise ou pire, un conflit nucléaire aux effets dévastateurs pour les populations coréennes mais aussi pour la stabilité et la prospérité de toute l’Asie de l’Est.
Entre les risques d’invasion de Taïwan ou de confrontations aéronavales sino-américaines en Mer de Chine, sans parler des répercussions en Extrême-Orient russe d’une hypothétique implosion de la Fédération de Russie en cas de défaite majeure en Ukraine ou de la contestation croissante du leadership sans fin du président Xi Jinping, l’Asie de l’Est – au-delà du discours ambiant présentant cette zone comme la « pierre angulaire » du monde de demain – doit s’appréhender comme une zone de production de « sidération géopolitique » de forte ampleur au cours des années à venir. Entrepreneurs et investisseurs occidentaux doivent bien être conscients de cette donne.