« Digital India » : l’éveil d’un e-géant

La montée en puissance de l’Inde devient de plus en plus visible dans le secteur numérique (essor de l’e-commerce, développement d’un écosystème industriel performant et du cloud).

L’émergence de l’Inde, « angle mort » de l’actualité internationale

L’intensité du bras de fer sino-américain génère certains « angles morts » sur la scène internationale. L’émergence de l’Inde constitue une de ces zones d’ombre. Certes, le fait que le pays soit en passe de devancer la Chine en termes de population circule largement. Mais cette info renvoie trop souvent à des images misérabilistes de masses humaines entassées dans des bidonvilles pollués et exposées aux affres du changement climatique. Esquivant le fait que ce 1,4 Milliards d’habitants induit une quantité considérable d’ingénieurs, de chercheurs, de médecins, d’entrepreneurs, de militaires, d’artistes…. L’Inde figure déjà dans le Top 5 des plus puissantes économiques, avec un PIB estimé à 3,5 billions de $ (sur un total mondial de 100 billions), ayant dépassé ces dernières années le Royaume Uni et la France et se rapprochant de l’Allemagne. D’aucuns pronostiquent que le pays figurera dans le Top 3 d’ici la fin de la décennie, bien en deçà cependant des deux cadors chinois et américain.

D’ores et déjà, l’Inde est une puissance nucléaire et militaire dont les capacités lui permettent de peser très significativement dans l’ensemble de l’océan Indien et au-delà. C’est une puissance aérospatiale, disposant de ses propres lanceurs et satellites et qui ambitionne de poser des sondes sur la Lune tout en envisageant des missions interplanétaires. C’est une puissance scientifique, produisant chaque année des millions de diplômés et d’ingénieurs (généralement anglophones) dans tous les domaines et capables ainsi de s’insérer dans les rouages de l’économie globalisée. Les meilleurs cerveaux trustent les places (en concurrence avec les Chinois) dans les meilleurs PhD états-uniens dans les disciplines les plus réputées (de la médecine à l’informatique, en passant par la physique quantique ou l’intelligence artificielle). Le pays peut également compter sur une diaspora très dynamique, présente sur tous les continents et dont les représentants les plus brillants n’ont pas tardé à occuper des positions de choix dans les boards les plus élitistes du secteur de la High Tech nord-américaine : Sundar Pichai, l’actuel PDG de Google, Thomas Kurian, celui de Google Cloud ; Satya Nadealla, PDG de Microsoft, Arvind Krishna (IBM) ou encore Shantanu Narayen (Adobe)…

A ce rapide panorama, il convient de rajouter le spectaculaire développement de l’économie numérique en Inde. Cette séquence donne lieu actuellement à une compétition acharnée entre entreprises américaines, chinoises, taiwanaises, coréennes et « poids lourds » locaux ambitionnant de ne pas rater cette séquence historique. On notera, pour le déplorer, la quasi-absence de firmes européennes dans ce « Grand Jeu » technologique.

Tous ces acteurs sont prêts à entretenir de délicates relations avec les autorités indiennes, lesquelles affichent haut et fort une culture nationaliste, souverainiste et protectionniste, de prime abord difficilement compatible avec les logiques du « Grand marché globalisé ». Des autorités ayant fixé des règles strictes, toujours prêtes à dégainer des mesures anti-trust ; très sensibles à la gestion des données personnelles par les firmes américaines et très exigeantes sur la localisation en Inde des données de paiement. Mais le potentiel du marché indien est tel que tous les grands opérateurs étrangers ne peuvent qu’accepter de passer sous les « fourches caudines numériques » instaurés par New Delhi.  

Les grands enjeux de l’économie numérique indienne

La « partie » se joue sur au moins 4 dimensions, interagissant partiellement les unes entre les autres.

  • Le développement d’un écosystème industriel indien suffisamment performant pour s’insérer dans les chaînes de valeur de l’économie high tech globalisée.

Longtemps à la traîne de l’excellence mondiale, l’Inde est en passe de rattraper son retard à la vitesse « grand V ». Cette performance résulte pour partie des erreurs de son rival chinois lors de sa gestion catastrophique de l’épidémie de covid-19. Les errements de Pékin lors de la sortie de la crise épidémique ont incité au printemps 2022 de grands donneurs d’ordre comme Apple et Samsung à accentuer leur retrait de l’Empire du Milieu pour redéployer leurs capacités de production, principalement au Vietnam et en Inde. Ce mouvement de « de-risking » à l’égard de Pékin a débuté dès la fin de la décennie 2010 (dans un simple but de réduction des coûts salariaux) mais s’est brutalement accéléré au sortir de la pandémie. Le mouvement est spectaculaire à observer à la fois par son ampleur (en termes d’investissements, de capacités de production ainsi redéployées et d’objectifs de production fixés) et sa rapidité. En 2025, l’Inde devrait produire 25% de la production total d’iPhone (dont le tout dernier, l’iPhone 14), contre 5% actuellement. De quoi créer quelques 100 000 emplois dans le seul Etat du Karnataka où sont localisées les principales usines de fabrication, autour de Bangalore. Ces sites devraient également produire d’autres objets nomades de la « firme à la pomme », comme des Airpod. En l’espace de 12 mois, d’avril 2022 à avril 2023, la production indienne d’iPhone a déjà triplé, et la performance ne devrait cesser de croître à l’avenir

Ces performances reposent sur la réactivité des sous-traitants taïwanais Foxconn et Pegatron. Ceux-ci ont été capables de réduire leurs capacités en Chine sans perdre trop de plume tout en s’engageant à marche forcée en Inde, en surmontant dans des délais très brefs une foultitude d’obstacles administratifs (lourdeur de la bureaucratie indienne), fonciers (trouver des terrains pour bâtir les futures usines), opérationnels (réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement logistique et s’assurer de la pérennité de leurs approvisionnements électriques) et humains (trouver les personnels qualifiés nécessaires en quantité, de l’ingénieur au simple ouvrier), le tout en réglant les questions de financement, de RSE, de contrôle qualité… Outre le redéploiement de ses partenaires traditionnels, Apple est parvenu à négocier avec des poids lourds locaux, comme l’illustre l’accord annoncé mi-mai 2023 avec le conglomérat Tata pour que celui-ci devienne un fabricant supplémentaire d’iPhone, en reprenant les installations du taïwanais Wistron qui a décidé de se retirer d’Inde en raison de tensions répétées avec Apple. Petit bémol : si les appareils sont assemblés en Inde, une bonne partie des composants sont encore fabriqués en Chine, maintenant un « cordon ombilical digital » entre la firme de Cupertino et l’Empire du Milieu.

L’Inde est également en passe de devenir un marché très attractif pour Apple, comme en témoigne l’ouverture, en avril dernier, des premiers Applestore indiens afin de satisfaire les besoins d’une clientèle constituant le 2ème marché mondial de smartphones, derrière la Chine (6,7 millions de seuls iPhone vendus sur place en 2022).

Samsung s’est engagé dans une manœuvre de nature similaire. Tout en privilégiant son implantation au Vietnam, la firme coréenneproduit néanmoins entre 20 et 30% de ses smartphones en Inde et est devenue la marque N°1 sur le marché indien. Pour sa part, Google entend développer un smartphone d’entrée de gamme mieux adapté aux capacités limitées du réseau télécom indien, et consolider ainsi la position hégémonique sur le marché local du système Androïd qui y compte plus d’utilisateurs qu’aux Etats-Unis même. Cette redistribution des cartes industrielles dans le secteur des smartphones a fait une victime : le chinois Xiaomi dont les ventes se sont effondrées ces derniers mois en Inde.

En parallèle, les autorités de New Delhi déploient activement le tapis rouge (et une dizaine de milliards de $) pour attirer des fabricants de semi-conducteurs, un autre secteur où la high tech indienne est jusqu’à présent à la traîne. Le pays veut devenir un hub alternatif d’assemblage électronique pour des firmes comme HP ou Dell. Cinq projets de mégafabs sont en cours d’évaluation et les choses pourraient aller très vite.

  • Une compétition féroce pour la domination de l’e-commerce indien.

L’affrontement est sans merci entre géants américains (Amazon, Wallmart, Meta) et chinois (Ai Baba), mais avec cette fois, des acteurs locaux désireux de rester maîtres chez eux (Reliance Industries Limited / RIL, MNBC). Avec une population d’1,4 milliards d’individus, dont les 2/3 âgées entre 18 et 35 ans, le marché indien recèle un potentiel faramineux, dopé par l’émergence d’une classe moyenne aux aspirations consuméristes très affirmées et amplifié par de nouveaux comportements façonnés durant l’épidémie de Covid-19. Le marché indien, dont les ventes devraient passer de 32 à 135 Mds$ entre 2020 et 2025, constitue un eldorado pour les acteurs mondiaux de l’e-commerce. Wallmart est en passe de réaliser le « coup du siècle » après son entrée en 2018 à hauteur de 77% (soit 16 Md$), dans le capital de Flipkart, une entreprise d’e-commerce locale créée par d’anciens d’Amazon, devenu le N°1 sur le marché indien. Désormais valorisée à plus de 38 Md$, Flipkart taille des croupières au géant Amazon, avec 48% de parts de marchés contre 26 à Amazon en 2022. Le géant américain ne cesse pourtant de déployer toute sa gamme d’activités et de services en direction des consommateurs locaux (du streaming à la livraison express en passant par le jeu en ligne). Meta, pour sa part, a pris en avril 2020 près de 10% (un investissement de 7,5Md$) de Jio Platforms, portail de l’opérateur téléphonique Jio, filiale de Reliance, géant de la distribution physique, qui  a lancé la plateforme d’e-commerce JioMart. Dans le contexte indien, la moindre application sur smartphone peut ambitionner de disposer en un laps de temps très court d’une bonne centaine de millions d’utilisateurs réguliers, avec le chiffre d’affaires allant avec. De quoi faire saliver beaucoup de monde. D’autant que le secteur financier et les réseaux commerciaux traditionnels cherchent à se mettre à la page et accompagne le mouvement en promouvant l’usage de l’e-roupie. L’offre en solutions de paiement est abondante pour faire dépenser le consommateur indien. WhatsApp, qui compte plus de 400 millions d’utilisateurs en Inde, soit la plus grande communauté d’utilisateurs au monde, tente d’y imposer ses services de paiement en ligne mais doit faire face à une vive concurrence locale.

  • Le développement crucial du cloud indien.

Aucun des grands du secteur ne peut se permettre d’être absent du cloud de la future 3ème économie mondiale et du deuxième marché Internet au monde, avec plus de 850 millions d’Internautes. La compétition fait rage entre Américains et Chinois et entre Américains entre eux. Amazon Web Service (AWS), Microsoft, Google Cloud mais aussi Huaweï et Tenant rivalisent d’annonces d’investissements, de projets et de lancement de prestations (l’unité de valeur pour participer à la « partie » se chiffrant en milliard, voire assez souvent en dizaine de milliards de $). Les projets de datacenters se comptent par dizaines, ce mouvement s’observant également de manière très spectaculaire dans toute l’Asie du Sud-Est. Et la pression politique des autorités indiennes est très forte, en raison de la dimension stratégique de ce dossier.

  • La formation de la main d’œuvre locale au numérique.

Avec l’appui des autorités indiennes, la plupart des protagonistes, y compris étrangers, impliqués dans l’essor de la high tech indienne ont mis en place des programmes de formation professionnelle ou financent des formations de nature plus académiques dans les sciences de l’information pour disposer, à tous les niveaux de responsabilité, de personnels qualifiés et compétents. De quoi préparer une bonne partie de la population indienne aux enjeux digitaux des décennies à venir, mais aussi un bon moyen pour l’industrie numérique en général (et les grandes firmes américaines en particulier) de disposer de masses de personnels bien formés et relativement peu coûteux en terme salarial. De quoi peser sur les revendications salariales des travailleurs occidentaux du secteur, en agitant le spectre d’une toujours possible délocalisation de certaines activités en direction des techno parks de Bangalore ou d’Hyderabad si les exigences de la main d’œuvre high tech occidental devenait trop contraignantes.

Se développe ainsi sous nos yeux un écosystème numérique diversifié et performant qui d’ici quelques années ne devrait plus seulement se limiter à croître sur son marché intérieur mais chercher à passer à l’offensive en dehors de ses frontières. Avec des effets potentiellement ravageurs pour les concurrents. Les dynamiques en cours laissent augurer ces prochaines années l’émergence de grands opérateurs indiens, capables de concurrencer les GAFAM étatsuniens et les BATX chinois (Baidu, Alibaba ; Tencent, Xiaomi).

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