Le constructeur automobile américain Tesla fait face à un vaste mouvement social en Suède qui s’inscrit dans les tentatives de certaines multinationales de revenir sur divers acquis de l’Etat providence.
Que restera-t-il de l’Etat providence à l’horizon 2035 ? Cet élément cardinal de l’exceptionnalité occidentale durant une majeure partie du XXème siècle n’a cessé de subir depuis le début du XXIème des assauts répétés de la part des tenants du libéralisme triomphant, de part et d’autre de l’Atlantique. Il lui faut désormais s’adapter aux effets du changement climatique et des différents dépassements planétaires qui guettent ainsi qu’à ceux de la IVème révolution techno-industrielle en passe de se produire (IA, robotique, informatique quantique, nanotechnologies, transition énergétique…), le tout sur fond d’instabilité géopolitique toujours croissante. Les effets combinés de ces grandes « ruptures » nécessitent de redessiner les rapports du citoyen / consommateur européen à l’éducation, la santé, l’emploi, le travail et plus globalement, le fonctionnement de l’ensemble de la société. Autant de domaines ayant jusqu’à présent, en Europe du moins, bénéficié du parapluie protecteur de l’Etat providence. Mais une telle couverture sera-t-elle encore effective au cours des prochaines décennies ? L’effort d’adaptation s’annonce considérable dans un contexte général toujours plus volatil.
De tels questionnements incitent à suivre avec attention le bras de fer engagé depuis l’automne dernier entre Tesla et plusieurs syndicats suédois. Au-delà de sa spécificité locale, l’observation de ce conflit social semble laisser entrevoir certains indices augurant du devenir des relations au travail dans certaines firmes multinationales au cours de la prochaine décennie et plus globalement, d’un possible reformatage de certains pans du contrat social « à l’européenne » au-delà du premier quart du XXIème siècle.
La volonté de Tesla d’imposer sa culture antisyndicale au pays le plus syndiqué.
Cette affaire débute le 27 octobre 2023, avec le lancement d’un mouvement de grève par 130 mécaniciens en charge de l’entretien des véhicules électriques Tesla, répartis dans 10 ateliers implantés dans 7 localités suédoises. Ce mouvement mobilise à son démarrage environ un tiers des effectifs de la filiale locale du constructeur américain. Au terme de cinq années de négociations infructueuses, le syndicat de la métallurgie IF Metal, 2ème force syndicale du pays, appelle à la grève pour forcer la direction de Tesla Sweden à signer une convention collective, conformément aux pratiques locales constituant le « fameux » modèle social suédois. Dans ce royaume scandinave, le marché du travail n’est pas encadré par une législation nationale mais s’avère régulé par des accords de branche, renégociés tous les deux ou trois ans par les partenaires sociaux. Ces accords garantissent les minima salariaux, les marges d’augmentation des salaires, les conditions de travail, les horaires, les montants de retraite, les assurances complémentaires et autres avantages. Ils sont bénéfiques aux salariés mais permettent également l’instauration de règles communes à l’ensemble des entreprises d’une branche d’activité. De tels accords couvrent 90% des entreprises suédoises.
Si le mot d’ordre de grève d’IF Metall vise prioritairement à défendre les droits des salariés (en matière de salaires, de retraites, de conditions de travail, d’assurance santé), il tend également, subtil paradoxe, à préserver les intérêts des autres constructeurs présents sur le marché suédois et qui, eux, ont conclu des accords de branche. En refusant de signer un tel accord, Tesla s’octroie de facto un avantage compétitif face à ses concurrents qui respectent les règles du modèle social local. La lutte syndicale contribue ainsi au respect d’une saine concurrence au sein du marché de l’automobile, toutes les entreprises du secteur devant opérer sur un même pied d’égalité et avec les mêmes obligations à l’égard de leurs salaries, ce dont Tesla cherche à s’émanciper.
Appliquant les directives de la maison mère, la direction de Tesla Sweden refuse de signer une telle convention afin de ne pas créer un précédent au sein du groupe, mettant en avant le niveau jugé déjà élevé des salaires au sein de l’entreprise et des primes en action distribuées aux salariés. Elon Musk, le très médiatique patron de Tesla, fort de ses principes libertariens, refuse toute présence syndicale parmi ses 127 000 employés à travers le monde et se vante de ne jamais avoir signé jusqu‘à présent le moindre accord collectif. Si cette doxa s’applique sans grand problème dans les usines américaines, mexicaines ou chinoises du groupe, cette posture « idéologique » antisyndicale s’avère plus délicate à imposer dans les pays d’Europe du nord, à la tradition syndicale bien plus affirmée : le taux de syndicalisation s’élève ainsi à plus de 70% en Suède.
Forte mobilisation syndicale pour préserver les accords de Saltsjöbaden
Pour IF Metall, soutenus par l’ensemble des syndicats suédois, il est hors de question de tolérer une telle remise en cause de pratiques sociales puisant leurs racines dans les accords de Saltsjöbaden, conclus en 1938 au terme de grèves historiques ayant paralysé le pays. Tolérer la politique antisyndicale de Tesla reviendrait à brader ce patrimoine social historique. Avec le risque d’enclencher un effet domino dévastateur, d’autres entreprises pouvant dès lors être incitées à s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte. D’autant que ces derniers mois, plusieurs entreprises étrangères (Microsoft) ou locales (Spotify, Tele2, Northvolt, et Klarna, une fintech spécialisée dans le paiement fractionné) ont cherché à tester la pugnacité syndicale, en rechignant à renégocier leurs conventions collectives, avant de se heurter à de vigoureuses réactions et rendre rapidement les armes.
Le mouvement des 130 mécaniciens a été progressivement relayé par plusieurs autres secteurs de l’économie suédoise. Tour à tour dockers, garagistes, routiers, postiers, électriciens… ont affiché leur solidarité en cherchant à paralyser l’ensemble des activités de Tesla en Suède : refus de décharger les arrivages de voitures dans les ports ; refus d’acheminer pièces détachées et surtout plaques d’immatriculation, empêchant de facto la mise en circulation de nouveaux véhicules ; refus d’assurer la maintenance des bornes de recharge à compter du 4 mars à l’appel du syndicat des services Seko (faisant planer la menace d’un dysfonctionnement progressif de l’ensemble du parc de véhicules de la firme américaine au fil des semaines). De son côté, la compagnie des taxis de Stockholm a décidé par solidarité d’arrêter d’acheter des véhicules de la marque américaine. La stratégie syndicale est de faire payer au prix fort l’entêtement de l’entreprise américaine à refuser de signer la convention. Un mouvement en passe de s’étendre à toute la Scandinavie, syndicats danois, norvégiens et finlandais(en particulier de dockers) refusant de contribuer à casser la grève de leur collègues suédois et multipliant les obstructions au bon fonctionnement du business du constructeur.
Soutenu par une douzaine de syndicats, IF Metal pilote le mouvement avec détermination. Ses adhérents non salariés de Tesla tiennent les piquets de grève devant les installations de la firme pour éviter de trop exposer les grévistes à leur direction. Surtout, le syndicat dispose d’une caisse de grève très richement dotée (au moins 15 milliards de couronnes suédoises, soit 1,3 Mds d’€), lui permettant de verser les salaires aux mécaniciens grévistes sur une longue durée. Mieux, afin d’inciter un plus grand nombre de salariés à rejoindre le mouvement, le syndicat a décidé de compenser à hauteur de 130 % le salaires des grévistes. La direction a régi en proférant des menaces de licenciement ou de retrait des primes, tout en cherchant à embaucher des briseurs de grève, souvent des travailleurs étrangers peu sensibles à la culture syndicale locale, pour remplacer les grévistes, tout en tentant, sans succès d’obtenir une décision de justice pour récupérer les si stratégiques plaques d’immatriculation. La crise pourrait ainsi durer des mois. La précédente bataille pour les conventions collectives remonte à 1995 et avait opposé les syndicats au distributeur de jouets américains Toys’R’Us, qui avait cédé au bout de 3 mois.
Les limites du management « à la Musk »
Mais tout devrait être plus long et plus dur avec le fantasque et caractériel Elon Musk. D’autant que l’affrontement traditionnel patronat / syndical se double, dans ce cas précis, de ce qu’il faut bien appeler un clivage genré. Le très « masculiniste » milliardaire américain est en effet confronté à des leaders syndicats suédois ayant la particularité d’être des femmes, comme Marie Nilsson, présidente d’IF Metal, en toute première ligne, ou encore Gabriella Lavecchia, présidente du syndicat Seko (en pointe sur le mouvement d’arrêt de la maintenance des bornes de recharge), épaulée par Ulrika Nilsson, responsable des négociations contractuelles de Seko. A défaut de capituler devant des syndicalistes femmes, le psychorigide et imprévisible Musk pourrait chercher à sortir de cette crise de façon brutale, en se retirant purement et simplement du marché suédois.
Marie Nilsson, Présidente du Syndicat industriel suédois, IF Metall (source IF Mettal),
A l’échelle mondiale, la Suède ne constitue pas un enjeu stratégique majeur pour le constructeur américain (contrairement à l’Allemagne où Tesla a implanté sa première gigafactory européenne). Le marché suédois, bien que limité, est cependant loin d’être marginal. Tesla y a vendu un peu moins de 20 000 véhicules en 2023, occupant un peu plus de 7% de part de marché global et près de 20% sur le segment du véhicule tout électrique. La Tesla Model Y était même la voiture la plus vendue dans le pays en 2023, du moins jusqu’au déclenchement de la grève.
Les forces syndicales jouent la montre et espèrent faire plier Musk en tablant sur l’enlisement du conflit en Suède alors que s’accumulent des facteurs externes confrontant Tesla à un contexte de plus en plus dégradé : activisme de de la concurrence chinoise (BYD ayant ravi à Tesla la place de N°1 sur le marché mondial de la VE au cours du dernier trimestre 2023) ; difficultés multiples rencontrées par la giga factory implantée à Grünheide en Allemagne (confrontée à des problèmes d’approvisionnement en pièces en raison des attaques houthis en mer Rouge mais aussi de la résistance de la population locale au projet d’agrandissement de cette usine de 12500 salariés, le dernier épisode en date étant le sabotage, le 5 mars, par le groupe radical « Vulkangruppe » d’un pylône d’une ligne à haute tension alimentant l’usine en électricité). A cela, s’ajoutent les mauvais résultats obtenus par certains modèles de la marque lors des contrôles techniques effectués par l’organisme allemand d’homologation des véhicules, le TUV . Un mauvais signal à rapprocher des investigations en cours aux Etats-Unis et dans plusieurs pays scandinaves relatives au dysfonctionnement de la direction assistée de certains modèles. Des incidents qui ont donné lieu à de nombreuses plaintes de clients et qui pourraient déboucher sur un possible rappel massif de véhicules, très coûteux pour l’entreprise. Cette « mauvaise passe » est amplifiée par l’impact destructeur de la guerre des prix engagée par Tesla à la fin de l’été dernier pour tenter de contrer le dynamisme des concurrents chinois. Il s’en est suivi une rétractation de la marge opérationnelle de la firme, avec des traductions douloureuses sur le cours de l’action Tesla au cours des derniers mois.
Dans un tel contexte, les syndicats suédois attendent leur heure et que les actionnaires de Tesla fassent entendre raison à Musk pour résoudre au mieux et au plus vite cet épisode scandinave avant qu’il ne contribue trop à plomber l’image et les comptes de la marque. Dans le monde qui nous attend, les luttes sociales ont encore un avenir.