Exploitation minière des grands fonds : les enjeux vitaux des prochaines négociations de Kingston

L’extraction minière dans les grands fonds océaniques fait redouter des dégâts irréversibles pour les écosystèmes marins. Mais les risques financiers d’une telle entreprise devraient dissuader de nombreux acteurs d’y prendre part.

La tentation des grands fonds

Quand on pense à la Norvège, on pense à un pays prospère et démocratique, tourné vers la mer tout en disposant de grands espaces forestiers et enneigés : en bref, un lieu où il fait bon vivre. Cette vision idyllique tend à occulter que le royaume scandinave est un important producteur de gaz à effet de serre (GES) par rapport à sa population (7,5 t en 2022 contre 4 t en France), en demeurant un plus importants producteurs d’hydrocarbures off-shore en Europe. Il cultive, par ailleurs, une solide tradition d’exploitation acharnée des ressources maritimes, ayant été un protagoniste actif des pratiques de surpêche en Atlantique nord, sans oublier son attachement viscéral à la poursuite de la chasse à la baleine. Fier et fort de telles traditions « maritimes », le pays pourrait être le premier à s’engager dans la voie si controversée de l’exploitation minière des grands fonds marins (Deep Sea Mining /DSM). Un tournant qui a failli se produire début janvier 2024, le Parlement norvégien étant à deux doigts d’accepter le lancement d’une telle activité. Sous fortes pressions politico-médiatiques planétaire émanant de scientifiques, de la société civile et d’ONG, cette « première » a finalement (provisoirement ?) été reportée. Les députés norvégiens ont revu leurs ambitions initiales à la baisse et se sont finalement contenté de voter, le 9 janvier, – à une large majorité (80 pour, 20 contre), en faveur de la poursuite de l’exploration des ressources minières sous-marines identifiées en mer de Barentz, dans les atterrages de l’archipel du Svalbarg (cobalt et manganèse pour l’essentiel).

A des milliers de km des eaux froides de l’Arctique, un autre Etat, la micro-république insulaire de Nauru, en cheville avec la firme minière canadienne TMC (The Metals Company), trépigne de se lancer également dans l’exploitation de nodules polymétalliques en grande profondeur.  Les gisements ciblés ne se situent pas autour de son minuscule territoire de 21,3 km² de Micronésie, mais beaucoup plus à l’est, dans les eaux sous juridiction internationale de la Zone de fracture Clarion / Clipperton (CCZ), grande comme l’Europe et s’étendant entre Hawaï et le Mexique. Une filiale de TMC implantée à Nauru y détient un permis d’exploration octroyé depuis le début des années 2010 par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), que la firme canadienne entend transformer en permis d’exploration. Il s’en est fallu de peu en juillet denier pour que cet attelage Nauru / TMC obtienne ce droit de la part de l’AIFM, lors de la réunion annuelle de cet organisme onusien. La mobilisation d’une vingtaine de pays (dont la France) a permis d’écarter très provisoirement le danger, en préservant un bien fragile statu quo. Mais la question va se reposer l’été prochain, lors de la nouvelle réunion de l’Assemblée générale de cette organisation, en Jamaïque. Les pays membres se sont engagés à publier d’ici 2025 un code minier (en cours d’élaboration depuis près de 15 ans) pour encadrer cette activité de Deep Sea Mining si controversée. Le démarrage d’une telle activité ne semble plus qu’une question de temps.

Peu importe qui obtiendra ce précieux premier permis pour opérer en Arctique ou dans le Pacifique. Ce sera, dans tous les cas, un point de rupture ouvrant une très dangereuse « boîte de Pandore » pour la stabilité des océans, et au-delà, pour le devenir de notre planète. Car les enjeux économiques et environnementaux induits par le démarrage du DSM sont considérables, pour ne pas dire vitaux.

Une future catastrophe environnementale

Le démarrage de ce type d’exploitation minière va consister à poser sur les fonds marins un robot extracteur, sorte de « moissonneuse-batteuse » adaptée à la récupération des nodules polymétalliques qui tapissent le plancher océanique. Une « récolte » qui va ravager les fonds marins et les écosystèmes associés, aussi sensibles que variés (et actuellement, pour l’essentiel, très mal connus). Les nodules devraient ensuite être aspirés par un gros tube les remontant à la surface par un système d’air comprimé, les nodules étant alors récupérés par un navire spécialisé, à bord duquel va s’effectuer un tri entre nodules à conserver et déchets sous-marins à évacuer en les repassant par-dessus bord.

Un tel process extractif génère donc deux zones de turbidité dans la colonne liquide : en profondeur, sur le lieu de « récolte », et autour du navire, au sommet de la colonne d’eau. Le rejet des déchets non exploitables va générer une vaste nappe d’eau troublée pouvant s’étendre sur une très large superficie au gré des courants, du sens du vent, de la houle, les éléments en suspension retombant peu en peu vers les profondeurs en se diffusant sur de très vastes étendues d’eau au gré de leur redescente. Ces perturbations touchent donc une superficie considérable d’espaces maritimes et sous-marins, impactant les fragiles échanges physico-chimiques entre l’océan et l’atmosphère mais aussi le bon déroulement de la photosynthèse et l’activité des micro-organismes marins. Avec le risque d’interrompre la chaîne alimentaire océanique, d’encrasser les organes respiratoires des poissons et des crustacés et de perturber leurs cycles de reproduction. Il va s’ensuivre des répercussions catastrophiques pour les ressources halieutiques et donc la satisfaction des besoins alimentaires de populations humaines. Les dévastations sur le plancher sous-marins seront considérables et, il est à craindre, irréversibles. De récentes études scientifiques concernant une zone temporairement « exploitée » à titre expérimentale au large du Pérou dans les années 70, montrent que la zone demeure quasiment stérile et que la vie n’y est pratiquement pas revenue près d’un demi-siècle plus tard.

Outre l’impact dévastateur sur la biodiversité marine, de nombreux scientifiques estiment que les perturbations provoquées par l’exploitation sous-marine sur le plancher océanique et à travers la colonne d’eau pourraient gravement perturber la fonction de puits de carbone jouée par les océans, (qui stockent près d’un 1/3 du CO² émis sur la planète). Pire, l’activité minière sous-marine pourrait même libérer du CO² séquestré dans les sédiments marins depuis des millions d’année, aggravant, si besoin en été, l’ampleur du changement climatique. En résumé, pour les opposants au DSM, s’engager dans cette exploitation des grands fonds reviendrait à amplifier les effets du changement climatique et, en stérilisant de vastes pans des espaces océaniques transformés en mers mortes, conduirait à une sorte de suicide collectif planétaire.

Les enjeux cruciaux des prochaines négociations de Kingston

C’est à ce titre que les prochaines négociations de Kingston, en juillet 2024, sont bien plus cruciales qu’une simple réunion d’un organise technique des Nations-Unies. Elles vont donner lieu à un affrontement entre deux logiques totalement antagonistes concernant l’avenir de notre planète, sans possibilité de revenir en arrière au regard des dégradations irréversibles planant sur le milieu marin, que certains, par cupidité aveugle, sont prêts à assumer.

Alors que dans les prochains mois notre attention pourrait, espérons-le, se concentrer sur d’hypothétiques négociations permettant de sortir des crises géopolitiques en cours, de l’Ukraine à Gaza, la négociation la plus cruciale pour la préservation de l’avenir de notre Planète se tiendra – probablement dans une relative indifférence médiatique – en plein cœur du mois de juillet, à Kingston en Jamaïque  – lors de la réunion annuelle de l’AIFM. Devrait s’y décider le démarrage (ou non) sur une échelle industrielle de l’exploitation des ressources minières dans les grands fonds, avec des conséquences environnementales et alimentaires qui s’annoncent dévastatrices. Transcendant tous les clivages idéologiques ou les rivalités géographiques, un bras de fer implacable s’y déroulera entre les tenants d’une ligne « extractiviste », désireux de se lancer dans cette aventure et une alliance d’une vingtaine de pays  (dont la France) plaidant en faveur d’un moratoire concernant cette activité, le temps de mieux appréhender les conséquences environnementales, climatiques, alimentaires et économiques d’une exploitation des plus « perturbatrices ». Tout incite à penser que les effets négatifs vont très largement l’emporter sur les points positifs ( approvisionnement en minerais critiques permettant de satisfaire les besoins de la transition énergétique). Au-delà des joutes diplomatiques à venir, la réalité économique pourrait permettre de trancher le débat en faveur des opposants au DSM. Si les solutions technologiques pour exploiter les ressources minières par grand fond existent, leurs coûts s’avèrent considérables. La rentabilité financière de telles opérations est loin d’être démontrée. La complexité technique des opérations et les risques induits (accident industriel sur zone, pollution, exposition aux événements météo exceptionnels en plein océan…) dissuadent grands opérateurs miniers terrestres, financiers et assureurs de se lancer dans l’aventure. D’autant qu’en raison de l’impact environnemental de l’exercice, un certain nombre de grandes entreprises consommatrices de minerais critiques ont d’ores et déjà annoncé refuser de recourir à un approvisionnement aussi destructeur. Une posture dictée autant par du greenwashing à peu de frais mais aussi par la crainte de subir des campagnes de dénigrement de la part d’ONG environnementalistes. Dans un monde plein de paradoxes, la raison économique pourrait s’avérer – sur ce point – le meilleur allié de la préservation des espaces océaniques.

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