Changement climatique oblige, le partage des ressources hydriques de plus en plus rares et précieuses à l’avenir vont devenir des questions profondément clivantes. Au risque de modifier la géopolitique mondiale des semi-conducteurs.
Les tragiques événements de Sainte Soline et le discours du président Macron à Serre-Ponçon ont illustré ces dernières semaines la sensibilité croissante du sujet « eau », y compris dans un pays jusqu’à présent tempéré et plutôt bien approvisionné. Mais à l’horizon 2035, l’accès à l’eau va se situer au cœur de l’action publique et des enjeux politiques. Nos dirigeants auront l’impérieuse mission de trouver le juste équilibre entre préservation d’une ressource de moins en moins abondante et satisfaction de besoins concurrents entre utilisateurs : ménages, collectivités, filière agro-industrielle sans oublier secteur énergétique (cf. le refroidissement des réacteurs nucléaires) et industries. Une concurrence acharnée qui ne pourra qu’alimenter des situations crisogènes de plus en plus nombreuses et générer de nouveaux antagonismes au sein de sociétés toujours plus clivées par des antagonismes sociaux, culturels, genrés et désormais environnementaux.
Menace de régime sec pour des puces assoiffées ?
Dans ce contexte, et alors que l’on ne cesse d’évoquer l’impérieuse nécessité de réindustrialiser le pays, l’accès à suffisamment de ressources en eau va constituer un facteur crucial pour l’avenir de très nombreux secteurs industriels, de la papeterie aux datas centers. En particulier, l’essor de pans entiers de la high tech repose – au-delà des efforts de R&D et de la maîtrise de process technologiques toujours plus sophistiqués – sur l’accès basique à des ressources suffisantes en eau, au même titre qu’un chevrier des Charentes ou un arboriculteur de la Drôme. Cette dépendance si cruciale au flux vital élémentaire qu’est l’eau est particulièrement criante pour la filière ô combien stratégique des semi-conducteurs, le « pétrole du XXIème siècle ».
Les chips sont devenues omniprésentes dans de (trop) nombreux équipements, autant professionnels que grand public, d’une machine expresso à un robot de production sur une chaîne d’automobiles ou dans n’importe quel objet électronique « nomade ». Or l’industrie des semi-conducteurs a un besoin vital d’eau, tant en quantité qu’en qualité, des besoins se comptant en millions de litres quotidiens, selon la taille de l’usine. De tels volumes sont destinés à assouvir plusieurs postes de consommation. Il faut de l’eau pour procéder au rinçage des plaques de silicium après chacune de la centaine de séquences de gravure chimique ou de ponçage qui se succèdent pendant les 3 à 6 mois que dure le cycle de fabrication d’une puce. Il faut aussi de l’eau pour refroidir certains équipements, comme les fours d’oxydation. Et il faut également de l’eau pour alimenter le système de refroidissement de l’air dans la salle blanche, le cœur névralgique du site industriel, afin d’assurer les conditions optimales en température (autour de 21°) et en hygrométrie (autour de 45%).
Outre la quantité d’eau, se pose également la question de la qualité de cette eau. Les séquences de rinçage nécessitent une eau « ultra-pure » (dite « UPW » pour Ultra-pure water), nécessaire pour nettoyer les salles blanches et surtout les composants qui en sortent. L’épaisseur des puces ne cesse de se réduire et les plus perfectionnées se rapprochent désormais du seuil des 5 nanomètres. Elles ne peuvent plus supporter la moindre particule d’impureté, qu’il s’agisse de micro-organismes, de poussières minérales ou de composants de produits chimiques. Or l’ultra-purification de l’eau nécessite des process de plus en plus perfectionnés, longs, complexes, énergivores (filtration, micro-floculation, osmose inverse, dégazage, électrodéionisation, rayonnement ultraviolet…) et donc coûteux. Un coût encore appelé à s’élever si l’eau “basique” devient elle-même rare et donc chère.
Après usage, cette eau ultra-pure ne l’est plus vraiment, tant elle est chargée d’impuretés et de résidus de produits chimiques, allant de l’arsenic à divers types d’acide. Ces effluents ne peuvent pas être rejetés tels quels dans la nature. Ils doivent être traités dans une station d’épuration selon, de nouveau, des procédures longues et coûteuses. Toute bonne usine de micro-processeurs se doit désormais d’avoir son usine de retraitement des eaux à proximité.
Au début de la décennie 2020, les besoins d’une usine de taille « normale » de fabrication de puces équivalaient à ceux d’une ville d’environ 50 000 habitants. Mais les besoins des giga-factories en cours de développement et qui devraient devenir la norme à la fin de cette même décennie seront encore plus considérables, alors que les ressources en eau vont décliner.
Déjà, plusieurs foyers majeurs actuels de production de micro-processeurs comme Taïwan ou l’Arizona sont touchées par des sécheresses appelées à se répéter de plus en plus fréquemment à l’avenir. Le problème ne se limite pas aux Etats arides de la Sunbelt étatsunienne et à la gestion de la répartition des eaux du fleuve Colorado en période de sécheresse durable. On le retrouve même en France. L’usine de ST Microélectonics de Crolles en Isère, pourtant localisée à proximité des ressources hydriques jusqu’à présent abondantes fournies par les Alpes, doit gérer le défi de son approvisionnement pérenne en eau, ce qui inquiète nombre de riverains qui s’interrogent sur l’ampleur des ponctions et le coût effectif du mètre cube d’eau que paye l’entreprise au détriment des particuliers (cf. les manifestations en mars dernier).
De quoi s’interroger sur la manière d’assurer la pérennité de ces industries dans ces zones, en dépit des mesures prises pour tenter de surmonter ces contraintes : construction de retenues d’eau, creusement de puits, acheminement de plus en plus lointain de volumes d’eau mais aussi élaboration de process technologiques moins consommateurs au gré des très nombreuses étapes nécessaires à la fabrication d’une puce, sans oublier solutions de recyclage et de réutilisation des ressources ayant déjà servi.
Sécheresse insulaire et perturbation de la géopolitique des semi-conducteurs
Mais le problème n’est pas seulement climatique, hydrique, économique ou technologique. Il peut également recéler une dimension géopolitique. Le N°1 mondial de la fabrication de micro-processeur, TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Corp) a besoin de près de 160 000 tonnes d’eau par jour pour approvisionner ses usines taïwanaises. Or celle-ci est confrontée depuis 2022 à la pire sécheresse depuis 50 ans et il est probable qu’une telle situation se reproduise et devienne de plus en plus fréquente à l’avenir, en raison du changement climatique.
La situation est particulièrement délicate pour les usines localisées dans la partie la plus méridionale de l’île, dans le Southern Taïwan Science Park, qui regroupe les zones industrielles des villes de Tainan et de Kaohsiung. Conscientes du problème, les autorités taïwanaises ont entrepris d’optimiser leur gestion des ressources hydriques limitées de l’île tandis que TSMC multiplie les efforts pour réduire ses besoins en eau dans ses processus de fabrication et d’accroître le recyclage de l’eau utilisé, escomptant atteindre les 60% d’eau recyclée en 2030. Mais à terme, le développement des capacités de production dans l’île va être obéré par ce « goulot d’étranglement hydrique », les ressources en eau insulaires étant limitées au regard de l’accroissement de la population et des besoins des autres secteurs de l’économie. La solution sera pour l’entreprise de délocaliser sa production dans des pays mieux fournis en eau, comme l’Allemagne ou les Etats-Unis (dans l’Etat de Washington, disposant de ressources hydriques en abondance mais aussi en Arizona, choix plus problématique en matière hydrique).
Mais cette relocalisation des futures capacités au cours de la décennie à venir porte le risque d’atténuer l’effet protecteur du « bouclier de silicium » qui garantit actuellement – au titre de la real politik – l’implication américaine dans la défense de l’ile en raison de la dépendance de l’économie américaine aux micro-processeurs de dernière génération produits par TSMC. Si ceux-ci sont produits aux Etats-Unis ou ailleurs, en particulier en raison de l’insuffisance des ressources en eau, l’importance de l’ile ne pourrait que décliner aux yeux d’un futur Exécutif américain qui s’afficherait moins interventionniste et plus isolationniste que l’actuelle administration Biden. Un cas de figure qui ne devrait pas échapper à Pékin dans sa détermination à récupérer l’île.
A défaut d’une attaque frontale, très risquée et trop coûteuse, un long étouffement de l’économie insulaire en pariant sur un déficit croissant de satisfaction des besoins basiques, en particulier en eau, perturbant gravement le fonctionnement de la société et de l’économie insulaire, pourrait très bien faire l’affaire… Une sorte d’embargo naturel, inexorable….