Kanaky ou Nouvelle Calédonie : quel nom  aura le territoire en 2035 ?

La nouvelle vague de violence touchant la Nouvelle-Calédonie laisse augurer l’internationalisation de la crise et interroge sur le devenirs des Outre-mers français.

La Nouvelle Calédonie a connu, mi-mai, plusieurs journées insurrectionnelles, donnant lieu à des émeutes urbaines sans précédent à Nouméa où le dispositif de maintien de l’ordre, sous-dimensionné,  a été dépassé par les événements. La capitale du territoire ultra-marin a, pendant de longues heures, été laissée en pâture aux jeunes émeutiers et aux « groupes de vigilance » et autres milices citoyennes tentant de protéger leurs quartiers, rues et habitations de l’ivresse colérique et destructrice des « insurgés ».

Des violences malheureusement en rien surprenantes

Tout le monde semble avoir été surpris par le déferlement de violences, tant sur place qu’en Métropole. Mais  cette sidération n’a pas lieu d’être, tant les signaux faibles se multipliaient depuis des semaines pour annoncer ce climax de violence,  et tant la politique conduite par l’Exécutif français depuis 4 ans (et le départ d’Edouard Philippe de Matignon, début juillet 2020) tendait à propulser inexorablement le territoire vers ces prémices de « guerre civile ». Un terme fort, pourtant employé par le Haut Commissaire Louis Le Franc. L’adoption, à marche forcée et sans consensus, d’une réforme extrêmement sensible du corps électoral au sein d’une société très inégalitaire et surarmée, par ailleurs  en proie à une situation sociale explosive et à une grave crise économique (résultant de l’instabilité des cours du nickel du fait de la concurrence indonésienne) ne pouvait que déboucher sur une montée des tensions. Il est à craindre qu’un tel déchainement de violences ne se résume pas à un « épiphénomène ponctuel », réglé par le rétablissement rapide de l’ordre et la sécurité (ce que l’on peut souhaiter de mieux aux Calédoniens dans le contexte actuel), mais marque l’entrée de l’archipel dans une longue période d’incertitudes et d’instabilité.

En raison des fissures désormais béantes entre communautés, on ne peut plus écarter l’hypothèse d’assister à l’enclenchement d’un long et douloureux processus de tensions endémiques conduisant à un divorce inéluctable entre Calédoniens, sur fond de clivages ethniques et de mémoires coloniales contradictoires. Cet étiolement d’un destin commun est susceptible de déboucher, à défaut d’une indépendance de tout le territoire, sur la partition de celui-ci, vieux serpent de mer du débat calédonien, entre zones de brousse de peuplement très majoritairement kanak et un bastion européen, dans le sud du territoire, englobant tout ou partie de l’agglomération de Nouméa (avec la question épineuse de l’arrivée massive ces dernières années de populations kanak en milieu urbain) et quelques secteurs ruraux à dominante caldoche.

Une telle évolution marquerait très probablement  le « début de la fin »  de la présence territoriale de la France dans la zone indo-pacifique. Une présence qui pourrait se déliter au cours de la décennie à venir, la perte (plausible) de la Nouvelle Calédonie ouvrant très probablement la voie à celle de la Polynésie à terme. La puissance moyenne qu’est devenue la France, enserrée dans ses obligations européennes, confrontée au cours de la décennie à venir à des contraintes environnementales, énergétiques et financières sans précédents et ballotée par un contexte géopolitique complexe, caractérisé par les agissements hostiles de « rivaux systémiques » lorgnant sur ses territoires ultra-marins et leurs espaces maritimes, aura-t-elle les moyens (et la volonté) de conserver à l’horizon 2035 ces « confettis d’empire » situés respectivement à 17 000 et 15 700  km de la métropole ?

Un tel scénario peut paraître fou au lecteur mais qui aurait pu envisager, au 23 mai 2021 (veille du 1er coup d’Etat au Mali), que la France allait être évincée du Sahel en à peine 24 mois, le reflux n’étant d’ailleurs sans doute pas encore totalement achevé (cf. évolutions récentes au Tchad et au Sénégal). Au vu du manque d’anticipation, de l’amateurisme et des « fulgurances malheureuses » qui caractérisent la conduite des affaires de sécurité par l’actuel Exécutif (de l’affaire des sous-marins australiens et du dossier AUKUS en passant par la brutale éviction sahélienne et les atermoiements répétés au sujet de l’Ukraine…), on ne peut que redouter le pire. Et craindre que cette inaptitude à gérer des crises aussi complexes n’empire en fonction des résultats de l’élection présidentielle de 2027…

Le jeu dangereux de l’Exécutif métropolitain

Depuis juillet 2020, Paris n’a cessé de perdre en crédibilité dans sa gestion du dossier calédonien, abandonnant l’impartialité qui aurait dû continuer à prévaloir dans la continuité du processus politique engagé depuis 1988 pour s’aligner ouvertement sur le camp loyaliste. L’Exécutif a accumulé les choix partiaux et les provocations à l’encontre des indépendantistes et d’une bonne partie de la communauté kanak :

  • maintien à tout prix du 3ème référendum en décembre 2021, en pleine période Covid, en dépit des supplications de la communauté kanak, très frappée par l’épidémie, concernant le respect du temps du deuil en période d’épidémie. Un simple report de quelques mois aurait permis de désamorcer ce point. Ce refus de prendre en considération les us et coutumes locaux a conduit à une abstention record (56%), délégitimant la portée de ce scrutin crucial (en théorie le dernier permettant de trancher la question de l’indépendance). Un résultat constituant du « pain béni » pour les indépendantistes radicaux, menacés de marginalisation si le processus référendaire avait été conduit à son terme dans des conditions adéquates. Il n’en a rien été. L’absence de solution a conduit à un statu quo ne satisfaisant personne et a allumé une mèche lente qui a commencé à détoner en cette mi-mai 2024 ;
  • nomination de la présidente non indépendantiste de la province Sud, Sonia Backès, comme secrétaire d’Etat à la citoyenneté auprès du MININT Gérard Darmarin, de juillet 2022 à octobre 202 » tout en conservant la présidence de l’assemblée de la province sud de la Grande Terre ;
  • et enfin désignation comme rapporteur du projet de loi constitutionnelle sur l’élargissement du corps électoral calédonien, une potentielle « bombe à retardement » dans le contexte local, Nicolas Metzdorf, un autre élu loyaliste du Caillou, à la fois juge et partie dans cette affaire.

L’extrême sensibilité du dossier et la méthode privilégiée par l’Exécutif, le passage en force, ne pouvaient que susciter la colère d’une partie des protagonistes calédoniens et aboutir à ces journées de feu et de sang : barricades, pillages, affrontements communautaires, tirs à balle réelle. Avec pour bilan (partiel au 21 mai) : 6 morts, plusieurs centaines de blessés, près de 150 entreprises pillées et 250 autres gravement impactées, au moins 2000 emplois déjà perdus et des milliers d’autres menacés à terme, plus de 200 millions d’€ de dégâts et la peur qui suinte dans les deux camps face à un avenir bien incertain. On ne peut que s’interroger sur le manque d’anticipation de ces troubles et le sous-dimensionnement du dispositif sécuritaire déployé sur le territoire. La proclamation de l’état d’urgence, le 15 mai ; l’envoi de renforts policiers et gendarmesques, le recours aux forces armées pour sécuriser le port et l’aéroport de Nouméa devraient conduire au rétablissement rapide de l’ordre. Mais au prix de la criminalisation des principaux leaders indépendantistes (comme dans les années 80) et la perte pour les autorités d’interlocuteurs « gérables », en tout cas bien davantage que les milliers de jeunes émeutiers.

De quoi favoriser, en réaction, une radicalisation encore plus profonde d’une frange de la mouvance indépendantiste et la volonté d’en découdre et de trouver des appuis à l’étranger. D’autant que le « surge sécuritaire » décidé par Paris (envoi d’un millier d’hommes en renfort aux 1700 déjà affectés sur place) ne sera que temporaire et ne pourra pas dépasser quelques semaines, dispositif de sécurité des Jeux Olympiques oblige. Que se passera-t-il si la tension, plus ou moins faussement retombée, redémarre fin juillet à la veille de la cérémonie d’ouverture des JO ? Un cauchemar pour les responsables de la place Beauvau !

Quelque chose apparait inéluctablement brisé entre les diverses communautés calédoniennes : trente années de paix dans l’île assurée par les accords de 1988 puis de 1998. L’urgence est à la relance du dialogue et d’un vrai processus de négociations, facilité par la désignation de modérateurs impartiaux et consensuels, assurant une sortie par le haut à tous les protagonistes de l’épisode actuel de la crise. Cela passe par l’exploration de solutions de décolonisation sans pour autant aboutir inéluctablement à une indépendance « pure et dure » et à une rupture douloureuse. Pourquoi ne pas avoir envisagé la formule d’Etat associé, déjà mise en œuvre par l’Australie, la Nouvelle Zélande ou les Etats-Unis dans leurs relations avec plusieurs territoires insulaires de la zone. Mais n’est pas Michel Rocard qui veut. L’annonce par Paris de la réunion du congrès avant la fin juin pour entériner la réforme du corps électoral apparaît comme une énième et inutile provocation selon tous les connaisseurs du dossier qui dénoncent un calendrier couperet, déconnecté du contexte insulaire, et un Exécutif parisien jouant au pompier pyromane.

Au manque de doigté de l’Exécutif dans la gestion de crise, s’ajoute le choc des rivalités personnelles entre un jeune Premier Ministre, confronté à sa première « vraie crise » (la colère des agriculteurs cogérée avec la FNSEA n’étant qu’un vaste exercice de communication, bien maîtrisé au demeurant), sensé devoir récupérer (comme tous ses prédécesseurs à Matignon) le pilotage effectif de ce très délicat dossier, et un très actif  ministre de l’Intérieur et de l’Outre-mer, aux ambitions présidentielles avérées, mais dont la gestion de l’Outre-mer (en parallèle de la gestion du volet sécuritaire des Jeux Olympiques et de la lutte contre le trafic de drogue et la criminalité organisée en plus de quelques autres sujets « sensibles ») n’est pas caractérisée par un franc succès (cf. la situation à Mayotte). La gravité des défis rencontrés par les Outre-mers français nécessite autre chose qu’un intérimaire ministériel aux manettes. D’autant que les événements de la mi-mai augurent une crise longue dépassant un cadre purement franco-français.

Vers l’internationalisation de la crise calédonienne ?

Le déferlement de violence de la mi-mai et la séquence répressive qui pourrait en résulter ces prochains jours ou semaines (susceptibles d’accoucher d’une nouvelle génération de « martyrs de la Cause » au sein des populations kanaks) devraient relancer les débats aux Nations Unies concernant l’avenir du territoire, réinscrit depuis 1986 sur la liste des territoires à décoloniser. Une réinscription contraignant Paris, chaque année, à rendre des comptes sur sa gestion du dossier calédonien et à accepter, à intervalle régulier, l’envoi sur place de missions onusiennes d’audit et d’évaluation. La dernière remonte à 2023 et il est probable que les instances new-yorkaises ne vont pas manquer de relancer leurs activités en réaction aux « événements » calédoniens de la mi-mai. La question pourrait même être évoquée à l’Assemblée générale, voire au Conseil de sécurité, par des Etats insulaires voisins du Pacifique ou par certaines puissances qui ne voudront pas manquer une occasion de placer en position d’accusé le donneur de leçon universel hexagonal pris au piège d’une (possible) répression mal calibrée. 

Au-delà d’une probable intervention onusienne, d’ores et déjà ouvertement demandée par les milieux indépendantistes, certains « rivaux systémiques » de la France, lorgnant sur ses possessions insulaires et ses espaces maritimes dans la zone indo-pacifique,  pourraient chercher à profiter de la crise actuelle pour favoriser un affaiblissement durable des positions françaises et préparer des lendemains émancipés de Paris. La période préolympique constitue à ce titre une fenêtre de tir idéale pour entacher l’image de la France, surtout si une stratégie répressive conduite sur place envenime les choses.

Il sera tentant pour la Russie, qui a déjà mis en œuvre en Europe et en Afrique (Sahel et Madagascar) des stratégies « hybrides » en matière de désinformation, voire de déstabilisation, de chercher à mettre de l’huile sur le feu, en représailles aux récentes déclarations martiales du président Macron concernant l’Ukraine. Moscou pourrait être épaulé dans une telle entreprise par Bakou, désireux de faire payer l’engagement de Paris en faveur de l’Arménie (renforcement de la coopération militaire depuis octobre 2023 via la livraison de matériels et le déploiement d’instructeurs pour le combat en montagne). Le pouvoir azerbaïdjanais (pas réellement connu pour sa « grande sensibilité aux droits humains ») pourrait profiter des événements actuels pour montrer sa solidarité à la cause kanak, voire alimenter – au moins financièrement ou par d’autres biais (comme les campagnes « anticolonialistes » conduites par le Groupe d’initiative de Bakou / GIB) – les ferments de déstabilisation sur le territoire. La pétro-République, fort de ses montagnes de pétrodollars, est en mesure de démontrer une capacité de nuisance certaine à des milliers de km du Caucase (près de 13800 km selon le calcul réalisé par Pierre Haski). De telles manœuvres d’ingérence, pour l’heure bien modestes et aux effets limités, ne sauraient cependant servir de prétexte aux autorités françaises pour diluer leurs responsabilité dans leur mauvaise appréciation de l’ampleur de la crise qui couvait dans l’archipel.

Mais la menace la plus préoccupante apparaît être celle, pour l’heure plus discrète, de la Chine. A la recherche de points d’appui dans le Pacifique, Pékin pourrait profiter d’un chaos persistant en Nouvelle Calédonie pour avancer ses pions, à l’instar de ses agissements récents dans les îles Salomon, au Vanuatu ou en Papouasie Nouvelle Guinée. La Chine dispose pour cela d’une large palette d’actions. Elle pourrait chercher à favoriser à moyen et long terme le délitement de la présence française sur le territoire et parier sur l’éclosion d’une Kanaky émancipée de Paris mais sans grands moyens de subsistance. Une situation de vulnérabilité que les Chinois se feraient un plaisir de combler en se montrant très compréhensifs et « fraternels » à l’égard du potentiel futur jeune Etat. L’interdiction de Tik Tok dans l’archipel,  mesure visant à réduire la circulation de messages haineux mais dont l’efficience sera à vérifier (n’importe qui pouvant la contourner avec un bon VPN et en quelques clics….), peut également s’interpréter comme un avertissement adressé à Pékin.

N’oublions pas enfin, le jeu potentiellement ambigüe que pourraient jouer nos « bons » alliés de l’AUKUS, Australiens et Américains en particulier, qui pourraient profiter des déficiences répétées de l’Exécutif parisien pour prendre pied sur le territoire et discuter directement avec les « Loyalistes » de leur avenir afin de conserver ce « porte-avions insulaire » dans le camp occidental face à l’appétit chinois, sans faire grand cas d’une Métropole lointaine et dépassée (cf. agissements américains au Sud-Vietnam dans les années 50, à la veille de l’indépendance de 1954).

Dans le monde « compliqué » qui se profile à l’horizon 2035, entre impacts dévastateurs du franchissement des limites planétaires ; évolutions démographiques peu favorables à l’Occident ; transformations énergétiques coûteuses ; innovations technologiques déstabilisantes ; courses aux ressources naturelles et exacerbation des tensions géopolitiques mondiales, la conservation des Outre-mers français au sein de la République va constituer une tâche particulièrement ardue pour l’Exécutif tricolore. Espérons que le pays dispose alors d’hommes (et de femmes) d’Etat disposant d’autres qualités que celles d’être un bon communicant. Le job s’annonce délicat, et la main d’œuvre compétente rare !

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