L’éolien off-shore constitue une source d’énergie renouvelable prometteuse au regard des impératifs de transition énergétique, d’autant plus qu’il s’agit d’une solution relativement consensuelle, satisfaisant tout à la fois besoins économiques et exigences environnementales. La France, en raison de son potentiel en la matière (longueur du littoral, conditions météorologiques…) et de son écosystème scientifique et industriel apparaît particulièrement bien placée dans cette course au « GW bleu », à l’instar de nombre de ses partenaires européens, en particulier face aux compétiteurs asiatiques.
L’essor programmé de cette source d’énergie à l’échelle mondiale (520 GW en 2035 selon les prévisions du World Forum Offshore Wind) ne va pas cependant aller sans poser divers problèmes. Cet atout énergétique va innerver un très large potentiel de litiges, voire de conflits, relevant de la géographie, de l’économie, du droit et de la sécurité. De quoi générer au cours des deux décennies à venir une nouvelle couche de complexité et d’incertitudes dans l’exploitation, souvent agitée, des espaces maritimes.
Le « grand air » a besoin de beaucoup d’espace
Le premier sujet de préoccupation découle de l’empreinte spatiale des parcs éoliens. Ceux-ci couvrent des surfaces maritimes très importantes. Le champ Hornsea2, à ce jour la plus grande ferme éolienne en service au monde, avec 165 éoliennes posées, s’étend sur plus de 460 km² d’espaces maritimes, soit l’équivalent de 64000 terrains de football. A terme, avec le développement d’une nouvelle extension, le programme Hornsea, avec ses trois parcs éoliens, s’étendra sur plus de 2000 km² (un peu plus que la superficie du département de l’Essonne et un peu moins que celle des Yvelines). Une étendue à comparer avec l’emprise spatiale nécessaire au secteur pétrolier off-shore. En moyenne, une installation de forage pétrolière n’occupe qu’1km² d’espace maritime (superficie des infrastructures composant la plate-forme + zone de sécurité de 500 m autour de l’installation). Un parc éolien de taille normale nécessite 100 voire 1000 fois plus de surface maritime « gelée » au détriment d’autres activités (pêche, plaisance, transport maritime, déploiement de forces navales …). On peut recenser actuellement environ un peu moins de 200 plateformes pétrolières et gazières en mer du nord, soit sur la base d’1 km² d’espace maritime occupé ou neutralisé par plateforme, un total d’environ 200 km² d’espace maritime gelé par l’ensemble de ce secteur d’activité. Soit un dixième de l’emprise nécessaire au seul programme éolien Hornsea.
Et les besoins en espace maritime sont encore appelées à gonfler avec les « super » ou « méga » parcs éoliens en projet ou en cours de développement. Une occupation des espaces maritimes en surface à laquelle il convient de rajouter l’emprise de ces installations dans la colonne d’eau et sur les fonds marins, en raison d’une prolifération de câbles de résistance, de chaînes d’ancre, de pylônes, de bouées, de sous-stations électriques ou techniques, flottantes ou posées…, répartis et jalonnant la distance entre les installations en mer et le point de raccordement au réseau électrique sur la côte. A l’horizon 2050, ce sont des dizaines de milliers de km² d’espace maritime (jusqu’à 10% de la superficie de la mer du Nord) et des centaines de milliers, voire des millions de km² à l’échelle de la planète qui vont ainsi être monopolisés par les infrastructures éoliennes en mer. Un mouvement d’enclosure et de restriction de la liberté de navigation jamais connu dans l’Histoire !
Les impacts environnementaux de cette prolifération à venir d’installations dans l’air, sur mer, dans la colonne d’eau et sur les fonds marins seront multiples et apparaissent – à ce stade – ambivalents. L’activité des pales d’éoliennes devrait générer des phénomènes physiques et acoustiques perturbants pour l’avifaune, tout particulièrement pour les oiseaux migrateurs, quoique de moindre ampleur qu’à terre. Une étude d’impacts réalisée par la filière industrielle de l’éolien aboutit à la conclusion que les pales ne sont qu’un facteur très limité dans la raréfaction des oiseaux, loin derrière… le chat domestique ! Un argumentaire fortement critiqué par nombre de scientifiques. Par ailleurs, les infrastructures immergées ou posées vont servir de récifs artificiels favorables sur lesquels vont se fixer algues et coquillages et attirer des poissons (mais aussi possiblement des espèces invasives, susceptibles de modifier les écosystèmes locaux). Cela pourrait favoriser la préservation de la biodiversité, d’autant que les activités de pêche seront proscrites à proximité immédiate de ces installations.
Conflits d’usage à gogo : grand encombrement et restriction permanente
La « floraison » de ces nombreuses infrastructures techniques induit un phénomène d’appropriation de facto de larges pans d’espaces maritimes (ZEE, Plateau continental, Haute-Mer) pour la plupart situés en dehors des eaux territoriales (d’une largeur de 12 nautiques) et – au regard du droit de la mer dans sa configuration actuelle – libres de toute contrainte permanente émanant des Etats côtiers.
Cette dynamique d’appropriation territoriale et de monopolisation économique d’espaces jusqu’alors libres et vierges ne va pas sans poser de sérieux conflits d’utilisation avec les utilisateurs traditionnels de ces espaces, qu’ils soient pêcheurs, plaisanciers, transporteurs, armateurs et marines militaires. Les aires de chalutage seront fortement réduites, tout comme les zones de déploiement de sous-marins du fait de l’abondance d’équipements posés sur les fonds, immergés ou suspendus dans la colonne d’eau. Les risques d’accident ou de collision de navigation seront démultipliés par l’abondance et la fréquence d’obstacles à la libre navigation. Les zones interdites ou à activités restreintes vont pulluler, conduisant à une « balkanisation » des espaces maritimes libres et à une probable saturation des rails de navigation.
Cartographie des parcs éoliens en service et en projet (Mer du Nord et Baltique)
source : https://www.4coffshore.com/windfarms/
L’essor programmé des parcs éoliens à l’horizon 2035 dans des mers étroites comme la Mer du Nord ou la Baltique devrait se traduire par une réduction significative de la liberté de navigation, circonscrite dans des chenaux de navigation slalomant entre anciennes plateformes pétrolières et gazières et nouvelles fermes éoliennes aux larges superficies qui ne laisseront qu’une portion congrue de « mer ouverte » à la liberté de chaque utilisateur. La situation pourrait être tout autant complexe dans la zone Caraïbe, en mer Egée ou dans le Golfe arabo-persique.
Le summum de la complexité devrait être observé au large des côtes chinoises, dans le détroit de Taïwan ou autour de certains îlots ou récifs « militarisés » et agrandis par Pékin dans son entreprise de territorialisation de la mer de Chine méridionale. Pékin ne manquera pas l’opportunité technique de développer de nombreux champs éoliens autour des « micro-emprises » insulaires dans le but d’étendre sa zone de souveraineté et surtout les interdire de facto aux pêcheurs ou gardes côtes philippins, malaisiens, indonésiens ou vietnamiens. La question sera encore plus sensible dans le détroit de Taïwan, surtout si Pékin entend, au nom du principe d’une seule Chine, développer des parcs d’éoliens flottants dans des espaces maritimes relevant de ce qui équivaut à la ZEE de Taïwan. Une nouvelle dimension à appréhender dans l’épineux dossier taïwanais.
Le dépassement annoncé de plusieurs grands principes du Droit de la Mer actuel
Cette logique d’appropriation d’espaces maritimes théoriquement accessibles à tous génère une seconde source de préoccupation : l’étiolement, ou du moins le dépassement de plusieurs grands principes génériques de l’actuel droit de la mer tels qu’instaurés par la Convention de Montego Bay adoptée en 1982. Une époque où les perspectives de l’éolien off-shore n’intéressaient pas grand monde et étaient difficilement prévisibles. Mais les besoins énergétiques, l’innovation technologique et les enjeux géopolitiques ont profondément changé la donne. Outre l’appropriation de facto de larges pans des ZEE par les Etats côtiers au détriment de la liberté de navigation, l’essor en cours de l’éolien off-shore annonce une cascade de nouvelles problématiques. Quel sera par exemple le statut de ces installations selon qu’elles soient posées ou flottantes ? Seront-elles considérées comme des îles artificielles, comme un navire ou disposeront-elles d’un statut particulier à imaginer ?
D’ici une quinzaine d’années, des installations devraient ainsi voir le jour de plus en plus loin des côtes, en haute mer, sans même avoir besoin de reposer physiquement sur un prolongement du plateau continental. Des innovations techniques qui pourraient permettre à un Etat (côtier ou pas, comme par exemple le Luxembourg) ou à des entreprises transnationales privées, d’installer un parc éolien far shore dans des zones océaniques particulièrement bien ventées (ex : le plateau des Mascareignes en océan Indien ou les Grands Bancs au large du Canada). De telles installations ne seraient plus raccordées à un réseau terrestre trop lointain mais serviraient à alimenter en électricité des électrolyseurs flottants fabriquant de l’hydrogène vert, plus facilement stockable et transportable.
A défaut d’un cadre juridique réellement opératif, il est à redouter que ne se lanceront dans de telles projets que des Etats ou des firmes privées disposant des moyens financiers et technologiques pour le faire. Avec le risque de voir émerger une « loi de la jungle maritime » reposant sur le droit du plus fort (en tout cas du plus riche et du plus réactif) pour équiper et exploiter ces si précieux spots venteux. Et que deviendront de telles installations si la firme exploitante fait faillite ou se repositionne sur un nouveau secteur d’activité ? A qui reviendra la responsabilité et les coûts pour démanteler de telles infrastructures en pleine mer ? Une situation anarchique qui pourrait se répéter et s’accentuer dans le cadre de l’exploitation des ressources minières des grands fonds, si aucune régulation internationale ne se met en place rapidement. Avec le risque de transformer de vastes pans des espaces maritimes en gigantesque zone grise, sans régulation effective et exposés au comportement anarchique de protagonistes plus ou moins recommandables.
En raison des tensions actuelles et en devenir entre grands blocs géopolitiques (Occident vs Eurasie sous influence sino-russe par exemple), il n’est guère assuré qu’un consensus international voit rapidement le jour pour adapter le droit de la mer à ces nouveaux enjeux. Comment gérer les projets concurrents d’exploitation de spots venteux en Océan Indien ? Quid des conditions de démantèlement de ces installations flottantes si l’opérateur transnational privé qui les aura installées aura fait faillite ou décide de cesser leur utilisation en raison d’une rentabilité médiocre ou refusant de procéder à de trop coûteuses réparations à la suite d’une tempête d’ampleur exceptionnelle (probabilité de plus en plus élevée selon les prévisions des experts du GIEC). Surtout si ladite entreprise opère sous pavillon de complaisance, une pratique qui pourrait connaitre un certain renouveau dans le contexte du boom de l’éolien flottant.
Un nouveau défi sécuritaire pour les forces navales
Une dernière source de préoccupation concerne la vulnérabilité des installations éoliennes off-shore au regard de leur importance dans le mix énergétique (en particulier européen) à l’horizon 2035. Le sabotage d’une installation (ou de sa connexion au réseau à terre) équivaudra à la perte d’une tranche nucléaire. Une action hostile contre de telles cibles maritimes aux effets si perturbateurs ne semble nécessiter que des moyens relativement et des modes opératoires moins compliqués à mettre en œuvre qu’une attaque contre des installations énergétiques à terre. Les « mystères » du sabotage du gazoduc « Nordstream » en Baltique mais surtout l’activité suspecte de plusieurs navires de « recherche scientifique ou océanographique » russes en mer du Nord à proximité d’installations off-shore néerlandaises ou belges ces derniers mois illustrent la réalité d’une telle menace.
Pour les pays misant sur l’éolien marin, il sera impératif de concevoir des installations disposant d’une forte capacité de résilience et de disposer de moyens de protection et de réparation suffisamment nombreux pour être réactifs. La récente réunion d’Ostende entre riverains de la mer du Nord a permis d’identifier d’utiles champs de coopération et de mutualisation et d’imaginer des solutions pour contrer de telles menaces. Cela va nécessiter un très important travail d’adaptation pour les forces régaliennes opérant en mer (marines de guerre, garde-côtes, police ou gendarmerie maritime, affaires maritimes…). En France, qui ambitionne de disposer de 50 parcs off-shore à l’horizon 2050, la Marine Nationale va devoir disposer de moyens humains et matériels adaptés et maîtriser de nouveaux modes opératoires, tant en posture défensive qu’offensive être en mesure d’assurer la protection (ou la destruction) de telles installations. Cela nécessitera (en métropole et outre-mer) suffisamment de bâtiments adaptés mais aussi de drones et de robots pour faire face à l’émergence de ces nouvelles missions.
Plus que jamais, la mer et l’énergie vont être étroitement liées dans une relation stratégie forte, aux multiples dimensions géopolitiques, nécessitant une réponse régalienne forte. L’éolien off-shore est une fantastique source énergétique d’avenir. Mais tout autant une source préoccupante de crises et de turbulences à l’horizon 2035.