L’horizon 2050 laisse augurer une scène internationale impactée de très nombreuses manières par les effets du changement climatique. Ces soubresauts devraient, entre autres choses peu réjouissantes, favoriser une prolifération non contrôlée, du mois mal régulée, d’armements de destruction massive aux mains d’un nombre sans cesse accru de pays. L’hypothèse d’un effritement au cours des trois décennies à venir de la lutte contre la prolifération apparaît crédible, du fait, d’une part, d’un manque de vigilance et de volonté des régulateurs du système international (grandes puissances et instances onusiennes) mobilisés par une avalanche d’enjeux climato-politiques, climato-stratégiques, climato-économiques, et d’autre part, de la détermination et de l’avidité de puissances émergentes à se doter de tels équipements. Face à cette perspective peu riante, une vision occidentalo-centrée ne manquera pas d’insister sur les très probables responsabilités de la Russie et de la Chine dans ce phénomène, Moscou et Pékin cherchant par ce biais à s’accommoder de nouveaux clients dans leur entreprise de remise en cause de la primauté occidentale sur les affaires du monde. Mais cela ne saurait occulter la part de responsabilité occidentale en la matière. Responsabilité encore illustrée voici peu par un événement pratiquement passé sous les radars de bon nombre de médias.
Un programme si discret
Le 20 janvier dernier, le ministère israélien de la défense a officialisé la commande de 3 nouveaux sous-marins de classe « Dakar », aux chantiers allemands TKMS (Thyssenkrupp Marine Systems) de Kiel, fournisseur traditionnel de la sous-marinade israélienne depuis les années 90 (3 unités de la classe Dolphin acquises sur la période 1994/2000 et 3 autres de la classe Dolphin II tout au long des années 20010). Cette annonce concrétisait un long processus initié dès le milieu des années 2010 mais semé d’embûches, au gré des péripéties de la vie politique israélienne tout au long de la Primature de Benjamin Netanyahou, sur fond d’accusation de corruption et de trafic d’influence (la Knesset devrait mettre en place une commission d’enquête pour clarifier cette face sombre du dossier).
Catalogue des sous-marins construits par TKMS (source : TKMS)
Le départ de « Bibi » de la Primature a permis de relancer ce projet et de le concrétiser tout récemment. Ces sous-marins seront conçus spécifiquement pour les besoins opérationnels de la marine israélienne et ne seront pas des « achats sur étagère » plus ou moins customisés de la classe 209, le modèle de submersible largement commercialisé par ce chantier allemand à travers le monde et dont les évolutions successives (type 212 puis 214 et 216) se sont avérées de redoutables concurrent des sous-marins français du type Agosta puis Scorpène. Les nouveaux submersibles commandés, dotés de la technologie anaérobie AIP (Air Independent Propulsion) assurant une meilleure furtivité, sont appelés à remplacer les trois unités de la classe Dolphin I entrées en service voici plus de 20 ans à et maintenir ainsi jusqu’en 2050 et au-delà, à 6 le nombre de submersibles au service de l’Etat hébreu. Un nombre permettant d’en maintenir en permanence au moins un en mer. Ces trois futurs sous-marins devraient constituer l’épine dorsale de la marine israélienne jusqu’à l’horizon 2050. Le bâtiment tête de série est programmé pour débuter ses missions opérationnelles en 2031. Le montant du contrat est estimé à plus de 3 milliards d’euros, dont 600 millions pris en charge par l’Allemagne, dans le cadre des engagements de Berlin à garantir la sécurité à long terme d’Israël.
Visualisation sur ordinateur du programme de sous-marin Dakar / Source : TKMS
Les caractéristiques de ces bâtiments sont entourées de mystères, Tel-Aviv cherchant à maintenir un fort niveau de secret autour de ce projet. Il est juste possible de relever un coût très élevé (1 milliard d’€ par bâtiment alors que le prix « moyen » d’un sous-marin proposé par TKMS oscille entre 500 à 600 millions selon les versions retenues) et des dimensions seront bien supérieures à celle des deux précédentes classes Dolphin ou aux diverses évolutions « basiques » du modèle 209/214 (dimensions XXL qui semblent avoir conduit le chantier allemand à investir 250 millions d’€ pour adapter ses infrastructures industrielles à « l’ampleur » du programme Dakar).
La « spécificité » de ces bâtiments, au-delà des besoins traditionnels de la marine israélienne en matière d’engagement de forces spéciales (usage de mini-sous-marins pour le déploiement de forces spéciales) et mise en œuvre de moyens ISR (Intelligence – Surveillance – Reconnaissance) pour le recueil de renseignements, tient à deux principales caractéristiques (dissuasion et projection) largement tues par les médias mainstream et les protagonistes de ce contrat :
- la très probable mise en œuvre d’un système de lancement vertical VLS (vertical launch system), permettant d’emporter des missiles balistiques (et non plus seulement des torpilles et des missiles de croisière) dans le cadre d’une stratégie de dissuasion et de frappe en second contre la menace balistique et nucléaire iranienne. Jusqu’à présent, les sous-marins israéliens sont équipés de missiles de croisière « Popeye Turbo » de fabrication israélienne (suite au refus de Washington de livrer à l’Etat hébreu des missiles de croisière Tomahawk). Ces engins sont susceptibles d’emporter des charges nucléaires « tactiques » d’environ 200 kilotonnes pouvant être tirés depuis les tubes lance-torpilles de 650 mm qui équipent toutes les unités Dolphin I et II, une des spécificités des submersibles israéliens quand la plupart des autres marines se contentent de tubes d’un diamètre de 533 mm) ;
- la très probable projection de ces bâtiments bien au-delà de la Méditerranée orientale, en mer Rouge et dans le quadrant nord-ouest de l’océan Indien, toujours face à la menace iranienne. Un déploiement de ces bâtiments si loin de leurs bases méditerranéennes pourrait être soutenu plus ou moins clandestinement par la flotte marchande israélienne, très présente dans ces atterrages (cf. les attaques survenus courant 2021 contre des navires « marchands » israéliens dans le cadre de la mini-guerre navale avec l’Iran), et dont les besoins de protection apparaissent pouvoir être assurer par l’entrée en service ces derniers mois de 4 « corvettes » de la classe Saar VI (également construites par TKMS), bâtiments de plus de 1800 t de déplacement, relevant plus de la catégorie « frégate », en faisant les plus grosses unités de combat de surface de la marine israélienne.
L’hypothèse d’une capacité VLS est alimentée par la taille très allongée du massif des futurs sous-marins, bien supérieure à celle de la classe Dolphin. Ce massif très long incite les experts navals à penser qu’il pourrait abriter jusqu’à 6 tubes de lancement verticaux pouvant emporter des engins mesurant de 9 à 10 mètres de long, engins actuellement non connus au sein de l’arsenal israélien mais qui pourraient être en cours de développement (version améliorée du Popeye Turbo ou tout nouveau missile balistique, possiblement hypersonique au regard des tendances technologiques actuelles). Ces suspicions concernant la capacité VLS des futurs Dakar sont également alimentées par les dimension « atypiques » du dernier submersible de la classe Dolphin II, le « Dragon », dont l’entrée en service prévue en 2018 a été retardée et qui achève actuellement ses essais à Kiel. Les rares images à son sujet laissent apparaître une longueur plus importante que les deux autres unités de sa classe, suggérant des capacités « améliorées », en matière de propulsion mais plus probablement en matière d’armement, en faisant une sorte de prototype préfigurant la classe Dakar.
L’Océan Indien, au cœur d’une révolution en cours dans le domaine naval
La confirmation de cette capacité VLS, jusqu’à présent exclusivement aux mains des grandes marines mondiales disposant de sous marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), constituerait un tournant technologique et stratégique majeur, en incitant des marines de « second rang » à s’équiper de sous-marins à propulsion classique dotés de telles capacités. Un tel virage apparait comme une tendance lourde dans le domaine naval : outre ce projet israélo-allemand, la Corée du sud a développé un projet similaire, la classe KSS-III, dont un premier exemplaire vient d’entrer en service et qui vise à « répondre » aux efforts nord-coréens en la matière. Pyongyang a en effet « bricolé » ces dernières années une version améliorée d’un de ses sous-marins classiques du type Romeo – de fabrication chinoise mais de conception soviétique ancienne – en le dotant d’au moins 3 tubes VLS (classe Sinpo ou encore Gorae).
Cette innovation « techno-stratégique » ouvre la voie à une prolifération balistique sous-marine au cours des prochaines décennies, de nombreux pays pouvant être tentés d’acquérir, pour un prix « acceptable » une capacité de frappe initiale allongée ou de « seconde frappe ». C’est particulièrement vrai au Moyen-Orient et en Asie, au risque de transformer l’Océan indien, du fait de sa taille (75 000 000 km2, soit près de 21 % du globe terrestre) et de ses caractéristiques bathymétriques, en vivier de sous-marins lanceurs d’engins battant divers pavillons. Déjà, la Corée du sud a proposé à la marine indienne une version export de son KSS-III. Et plusieurs pays ont profité de ses vastes étendues océanes pour tester ces dernières années divers missiles navals de croisière ou de longue portée, qu’ils soient riverains (Inde, Pakistan, Iran) ou non (comme Israël qui aurait procédé en mai 2000 au large du Sri Lanka à un tir d’essai de Popeye Turbo), quand ils n’ont pas procédé à des tests nucléaires (indiens puis pakistanais, sans oublier le « Vela Incident », en septembre 1979, ayant incité de nombreux observateurs à suspecter un mini-test nucléaire israélo-sud-africain sur l’île du Prince Edwards, en bordure des mers australes). Il est à craindre que ce type d’activité perdure dans et autour de l’Océan indien encore et toujours plus à l’avenir.
Les Occidentaux, apprentis-sorciers à l’insu de leur plein gré ?
Dans ce contexte déjà complexe du fait des ambitions rivales entre puissantes régionales, « l’affaire des sous-marins australiens » – au-delà de la déroute diplomatique française et de la mise en lumière de la duplicité des Anglo-saxons et du manque du fiabilité de l’actuel gouvernement australien – enclenche une très problématique prolifération nucléaire dans la zone indo-pacifique – à l’instigation du camp occidental, ce qui ne pourra que susciter de vives réactions chinoises. Et la contribution allemande au très probable développement des capacités balistiques de la marine israélienne constitue une nouvelle initiative d’un pays occidentaux conduisant à remettre en cause des équilibres stratégiques et géopolitiques cruciaux dans une région, le Moyen-Orient, déjà très troublée, et où l’urgence y est de contenir le programme nucléaire iranien.
Au regard des conséquences stratégiques, tout sauf neutres de ce dossier, on ne peut que regretter que l’engagement allemand dans un programme aussi sensible n’ait pas donné lieu à une discussion au niveau européen : ni la présidence française de l’Union qui vient de prendre ses fonctions, ni le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ni le moindre responsable du Conseil ou de la Commission ne semble avoir réagi à l’annonce de l’accord germano-israélien qui va pourtant peser considérablement sur l’équilibre des forces au Proche et Moyen Orient. Eviter qu’un pays membre ne remette une pièce (sous couvert de transfert d’équipement et de financement, même partiel, de programme d’armement) dans la course aux armements de destruction massive au Moyen-Orient aurait pourtant pu constituer un objectif pertinent de discussion au niveau européen. Il n’en a rien été. Il est vrai que Berlin a l’habitude de court-circuiter ses partenaires européens à l’heure de faire des choix « stratégiquement » majeurs, que ce soit la reconnaissance unilatérale de la Croatie lors de l’éclatement de la Yougoslavie au début des années 90, ou la sortie unilatérale du nucléaire.
On ne peut que regretter ce nouveau solo allemand sur ce dossier balistique, d’autant que Berlin est traditionnellement très précautionneux sur tout dossier relatif à des transferts d’armement ou de projection de forces. Au regard de l’implication allemande dans la course aux armements de destruction de masse qui se profile au Moyen-Orient, comment considérer les cris d’orfraie très régulièrement poussées par la diplomatie allemande sur tout projet de ventes d’armes conventionnelles ou lorsqu’il s’agit de transférer quelques obusiers à l’Ukraine en pleine crise avec son puissant voisin russe ? Un deux poids, deux mesures qui augurent mal de l’élaboration d’une politique de puissance européenne dont rêvent bon nombre de dirigeants français.