Réforme du système financier international : entre étiolement de Bretton Woods  et ambitions alternatives des BRICS

Entre événements toujours aussi sidérants en Ukraine / Russie et accumulation de mauvaises nouvelles en provenance du front climatique, une thématique se fraye son chemin à travers une actualité toujours plus chargée : l’urgence de réformer le système financier international. Un sujet technique, peu « glamour » s’il en est, mais capital car susceptible de restructurer en profondeur notre monde au cours des deux prochaines décennies, voire au-delà. Une étude du FMI datant de 2022 met clairement en évidence l’interaction entre crise climatique et crise budgétaire dans de très nombreux Etats, et tout particulièrement les pays à revenus faibles ou moyens.  

Besoin de « réforme structurelle » chez les tenants de la réforme structurelle

Paris a ainsi accueilli les 22 et 23 juin dernier un « sommet pour un nouveau Pacte financier«  co-présidé par le président Macron et la Première Ministre de la Barbade, Mia Amor Mottley, laquelle ambitionnerait de devenir la prochaine secrétaire générale des Nations unies.

Une grande messe, impeccablement organisée comme la diplomatie française et ses prestataires – en l’occurrence le Forum de la Paix de Paris – savent (encore) le faire. Des grands noms de la scène internationale (40 chefs d’Etat et de gouvernement); du clinquant (localisation de l’événement au Palais Brongniart), des effets d’annonce, des promesses mirifiques, des chiffres prometteurs dont, une nouvelle fois, les 100 Mds de $ pour le climat promis aux pays pauvres… depuis 2009 mais jamais versés. Mais au final, pas grand-chose de concret, sinon l’évocation de pistes déjà mises sur la table depuis des années (réduction du taux d’intérêt de la dette, voire suppression pure et simple de celle-ci pour certains pays très vulnérables ou, a minima, moratoire de 15 ou 20 ans de son remboursement ; augmentation du capital d’apport des banques de développement et réforme de l’architecture des institutions financières). Les débats ont confirmé certaines bonnes pratiques, comme la conversion de dettes en faveur du climat (Debt for Climate Swap) et évoqué de nouvelles pistes de réflexion (évocation d’un embryon de taxe sur le transport maritime et d’une clause climatique permettant de suspendre le remboursement des prêts bancaires en cas de catastrophe climatique ou sanitaire). Des idées qui nécessitent cependant d’être davantage creusées en dépit de l’urgence à agir et ne débouchant que sur de vagues promesses comme en témoignent les difficultés à financer le fonds sur les pertes et les dommages dont la création a été décidée lors de la COP 26 organisée à Glasgow en novembre 2021. Un résultat minimaliste donc, sachant que les sujets « délicats » – car vraiment porteurs de rupture – avaient été préalablement écartés pour éviter de fâcher quiconque. Exit donc des conclusions du sommet la mise en place de nouvelles ressources fiscales, en particulier un système taxation des transports de marchandises ; exit l’instauration d’une tarification carbone ; exit la taxation des industries les plus polluantes sur le principe pollueur-payeur, sans oublier la remise en cause de l’optimisation fiscale et la lutte à l’échelle internationale contre la fraude du même nom.

Les naïfs auront été enthousiasmés par les horizons nouveaux semblant se profiler – dans le vague et au loin , les réalistes se sont désolés d’une énième tentative ayant fait flop pour construire un nouvel environnement financier international plus efficient alors que le temps presse. Il est en effet urgent de mobiliser des sommes considérables pour permettre à l’ensemble de la planète et de ses habitants de se préparer au changement climatique et aux bifurcations et transitions qui se profilent dans tous les domaines.

Pour cette raison, le système financier actuel conçu à Bretton Woods à la fin de la seconde guerre mondiale par les puissances alliées, dans un monde ne comptant alors qu’une quarantaine de pays indépendants, occidentaux ou latino-américains pour l’essentiel et alors que les 2/3 de la planète étant encore placés sous le joug colonial, nécessite une profonde et sérieuse « réforme structurelle » pour reprendre une expression phare si souvent martelée par les grands argentiers multilatéraux. Sauf que ce besoin de s’adapter – de plus en plus criant depuis la fin de la guerre froide et de l’émergence de la Chine comme « atelier du monde » dans un contexte alors de mondialisation heureuse– ne s’est jamais concrétisé depuis plus de trois décennie. Un manque de résultat qui interroge : au-delà des déclarations de circonstances, cette réforme espérée par certains n’a rien de consensuel.

En dépit des alarmes émises depuis une bonne quinzaine d’années par les rapports successifs du GIEC et des effets déstabilisants de la crise épidémique du Covid-19 cumulés à ceux découlant de l’invasion de l’Ukraine, l’attentisme prévaut, enlisant toute tentative de remise à plat sérieuse du système sensé permettre de faire face aux défis multiples qui attentent la communauté internationale.

Vers l’émergence d’un « Plan B » ?

Pourtant, au-delà de la nécessité d’adapter un système financier vieillot dominé depuis plus de 60 ans par des puissances occidentales dont l’hégémonie s’étiole, un autre argument milite en faveur d’une adaptation du système actuel : la crainte de voir émerger un système alternatif.

La lenteur et les blocages à réformer les institutions de Bretton Woods incitent certains protagonistes de la scène internationale à réfléchir à la mise en place d’un « Plan B » : un système financier à vocation planétaire mais émancipé de la tutelle traditionnelle occidentale et de l’influence du dollar. Un projet déjà maintes fois caressé, évoqué, fantasmé au cours des dernières décennies par divers acteurs hostiles à la domination occidentale mais jamais concrétisé en raison du déséquilibre du rapport de force entre grandes puissances économiques développées se satisfaisant du statu quo actuel les favorisant et contestataires de cet ordre international, se recrutant très majoritairement dans les rangs des pays en voie de développement, c’est-à-dire ne pesant pas grand-chose sur la scène économique et financière internationale. Du moins jusqu’à présent.

Car les choses sont en passe d’évoluer. La primauté occidentale s’érode, mois après mois, année après année dans de nombreux domaines. La Chine mais aussi l’Inde (trop souvent négligée en la matière) s’affirment économiquement (désormais toutes les deux dans le Top 5 mondial en termes de PIB), dominent très largement démographiquement et se positionnent de plus en plus technologiquement dans tous les domaines d’avenir. Pékin entend s’emparer du leadership mondial au détriment des Etats Unis d’ici 2049, date symbolique marquant le centième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste tandis que New Delhi caresse aussi de grandes ambitions planétaire à l’horizon 2047, date du centenaire de son Indépendance. Il n’est donc guère étonnant que ces aspirations à établir un nouveau rapport de force mondial se répercutent également dans le domaine financier par une volonté désormais clairement affichée de s’attaquer frontalement à un bastion majeur de la suprématie occidentale. D’autant que la structure de l’endettement public des pays en développement a sensiblement évolué ces dernières années. Leurs principaux créanciers ne sont plus membres du Club de Paris regroupant 22 créanciers bilatéraux issus des pays développés, mais des pays émergents (Chine, Inde, Russie, Turquie, EAU, Arabie saoudite…). Le Sud emprunte désormais au Sud qui lui-même prête au Sud.

A ce titre, le prochain sommet des BRICS programmé en Afrique du sud, du 22 au 24 août 2023, devrait marquer une date majeure dans l’évolution de ce club « hétéroclite » des puissances émergentes,  regroupées par la volonté commune de « renverser la table » au détriment des Occidentaux . De quoi faire de ce XVème sommet de Johannesburg rien de moins que l’événement diplomatique de l’année en raison de ce qui pourrait en résulter.

Un sommet aux enjeux multiples et aux ambitions affichées

Les BRICS vont devoir en effet trancher entre deux options « stratégiques » : l’élargissement de leur cercle initial à de nouveaux membres ou la consolidation de l’existant, en s’engageant dans des projets structurels ambitieux, en particulier dans le domaine financier. La réunion préparatoire des ministres des affaires étrangères qui s’est tenu les 1er et 2 juin en Afrique du sud a permis aux 5 membres actuels du club (Afrique du sud, Brésil, Chine, Inde, Russie) d’évoquer ces différentes options.

En matière de consolidation de l’existant, Chine et Russie (sanctions occidentales obligent) poussent à davantage d’efforts et d’ambitions en matière de dédollarisation des économies des pays membres et de leurs échanges commerciaux. Une telle évolution tend à favoriser une internationalisation de la monnaie chinoise, le yuan, mais ne satisfait guère l’Inde qui redoute une position trop dominante de son partenaire et rival d’outre-Himalaya. Cependant, la volonté commune de s’émanciper du dollar et, par ce biais, de se soustraire à la menace de sanctions extraterritoriales américaines (qui reposent souvent sur l’usage du dollar lors de relations commerciales entre deux opérateurs non américains en dehors du territoire états-uniens) plaide en faveur d’un approfondissement du projet d’instaurer une monnaie commune aux BRICS. Un projet qui placerait les 5 membres actuels sur un relatif pied d’égalité. Un groupe de travail (BRICS Payment Task Force / BPTF) a déjà été mis sur pied pour réfléchir aux modalités de transactions financières entre membres sans recourir au dollar, en s’appuyant sur un panier de devises, première étape vers une possible monnaie commune. De tels efforts devraient susciter un réel intérêt parmi d’autres puissances du « Global South«  aspirant également à dédollariser leurs économies et leurs échanges commerciaux. Ce projet très ambitieux prendra vraisemblablement beaucoup de temps comme en témoigne la longue et tumultueuse histoire de l’unification monétaire européenne, du « serpent monétaire » à l’instauration de l’euro.

Mais le volontarisme de certaines capitales pourrait permettre des avancées significatives, au cours des prochaines années. Pékin en particulier pousse au renforcement de la coopération entre pays membres (BRICS Business Forum, BRICS Business Council, BRICS Women’s Business Alliance….) et à la consolidation de la New Development Bank (NDB). L’institution, créée à Shanghai en 2015 et désormais dirigée par l’ancienne président brésilienne Dilma Roussef devrait se voir confier de plus larges missions que celles d’une simple banque de développement et se positionner en élément central d’un système financier alternatif. Les banquiers centraux des pays membres se parlent de plus en plus et l’esquisse de ce qui pourrait ressembler à une sorte de supra banque centrale commence à être évoquée. Mais il faudra pour cela surmonter bien des obstacles extérieurs et des tiraillements en interne. Cependant l’arrivée de nouveaux membres dans les prochaines années pourraient sensiblement modifier la donne, surtout si certains de ces nouveaux venus possèdent une « surface financière » conséquente, à l’image de certaines pétromonarchies du Golfe.

Car en parallèle se pose la question de l’ouverture à de nouveaux membres. Plus d’une vingtaine de pays de divers continents ont fait, plus ou moins ouvertement acte de candidatures. Certains quasi-officiellement (Algérie, Argentine), d’autres plus officieusement. L’élargissement du noyau initial des BRICS apparaît comme une tendance lourde des relations internationales durant la décennie à venir. La réunion ministérielle préparatoire de juin a donné lieu à des échanges avec une vingtaine de pays réunis sous l’étiquette des « amis des BRICS » (Argentine, Cuba, Indonésie, Bangladesh, Kazakhstan, Iran, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Egypte, RDC, Gabon, Guinée Bissau, Comores).

Si la dynamique d’ouverture et d’inclusivité semble inexorable, les 5 membres historiques s’interrogent encore sur les modalités et le rythme. C’est en particulier le cas de l’Inde qui rechigne à sacrifier sa posture bien confortable de « multi-alignement » lui permettant d’empiler des alliances « inconciliables » (BRICS, Organisation de Shanghai mais aussi Quad avec les Etats-Unis et l’Australie). New Delhi ne souhaite pas s’engager trop activement dans un cénacle s’affichant trop ouvertement anti-occidental et redoute qu’une telle option profite avant tout à Pékin. Il est vrai que les Chinois, comme les Sud-africains, sont les plus allants en matière d’élargissement. Pékin plaide depuis 2017 en faveur de la mise en place d’un format « BRICS+ »,  conçu comme une sorte d’antichambre à un futur processus d’adhésion. Le sommet d’août prochain offrira l’opportunité d’une rencontre à haut niveau entre les chefs d’Etat des 5 membres actuels et ceux invités dans le cadre du « dialogue BRICS+ » dont la liste devrait fortement recouper celle des amis des BRICS réunis début juin (avec le potentiel rajout du Mexique, du Pakistan, de l’Ethiopie et de l’Algérie).

A minima, les BRICS pourraient décider d’inviter à leur table un représentant de deux grands zones du « Global South » qui ne sont pas actuellement représentées, à savoir l’Asie du sud-est et le Moyen>Orient. A ce titre, l’Indonésie et l’Arabie saoudite apparaissent comme deux sérieux postulants susceptibles de bénéficier d’une procédure « accélérée ». Cela permettrait d’initier réellement une dynamique d’élargissement couvrant toutes les régions de « Suds Globaux », sans être pour autant débordé par le nombre.

Construire de nouveaux rapports de force, brique après BRICS

Mais les ambitions pourraient être plus larges, en évitant des adhésions discrétionnaires, « à la tête du client », selon des critères opaques, option qui pourrait s’avérer problématique en suscitant les frustrations des candidats recalés. L’idée serait de tenir compte de certains facteurs objectifs (poids démographique, montant du PIB, origine continentale) afin de ne froisser aucune susceptibilité et de respecter des équilibres géographiques. Sur la base de critères clairement définis, les intégrations pourraient se faire de manière graduelle et géographiquement équilibrée, offrant plusieurs combinaisons possibles.

Quelle que soit la combinaison retenue, l’ensemble élargi sera dominant en matière de population et atteindra une masse critique très significative en termes de PIB et de puissance économique. Il disposera d’une population bien plus jeune qu’en Occident et surtout, d’une classe moyenne représentant plusieurs centaines de millions de personnes « titillées » par des aspirations consuméristes et susceptibles d’offrir de spectaculaires relais de croissance à qui saura leur fournir produits, applications et services qui les satisferont. Mais ces marchés si prometteurs seront-ils encore aisément accessibles aux marques occidentales du fait de la fissuration de l’économie globalisée en blocs économiques rivaux, aux monnaies diverses et aux systèmes de paiement divergents ? Rien n’est mois sûr.

Mais l’intérêt pour les BRICS ne se limite pas aux seuls pays du « Global South ».La France a manifesté, mi-juin, son souhait de se rapprocher de ce cénacle. La demande a été formulée par le président Macron lui-même. Une nouvelle initiative détonante du chef d’Etat français, faisant écho à ses petites phrases « disruptives » concernant l’avenir de l’OTAN (à « l’encéphalogramme plat ») ou sur les relations Chine / Taïwan qui ont fait grincer tant de dents de Bruxelles à Berlin en passant par Washington ou Varsovie. Une démarche d’autant plus étonnante qu’au sein de la diplomatie française, désormais dominée par un courant « néo-cons »(ervateurs) atlantiste et européiste, l’heure n’est plus au discours flamboyant du Général De Gaulle à Phnom Penh en 1966 ni aux aspirations non alignées esquissés par Michel Jobert au début des années 70, mais à l’alignement sur le discours otanien et suprémaciste occidental. Il n’en demeure pas moins que l’initiative du président Macron pourrait trouver un (petit) écho du côté des BRICS et donner lieu à une invitation du chef d’Etat français dans le cadre d’un format « BRICS++ » encore plus large, ouvert aux « plus compréhensifs » ou en tout cas « aux moins hostiles » pays occidentaux, sorte de réponse antithétique au format de « G20 élargi » mis en œuvre par le G7. Pourraient être abordées dans un tel format des questions « globales » comme le poids de la dette, le financement de la transition énergétique, les flux migratoires, le soutien aux pays les plus vulnérables, la sécurité alimentaire, la gestion des risques sanitaires ou environnementaux… mais en fonction des agendas des pays émergents et non des pays développés.

Les partisans d’une ouverture des BRICS ont cependant intérêt à ne pas rater le sommet de Johannesburg et d’y engranger des avancées, car la prochaine année s’annonce plus compliquée. La présidence des BRICS reviendra en 2024… à la Russie. Pas certain que Moscou soit en mesure de maintenir le dynamisme et l’attractivité du « club ». On appellera cela les « limites du système ».

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