« The oil of the future is data »

La « course à l’IA » oblige la High Tech US à obtenir des financements dans les Etats du Golfe qui entendent influencer les orientations de l’innovation dans ce domaine.

Mariage de raison entre la Silicon Valley et les pétromonarchies du Golfe.

La « course à l’IA » constitue un front majeur de la TechWar que se livrent Etats-Unis et Chine pour la suprématie mondiale. Ce domaine a connu une avancée considérable depuis le début de la décennie 2020 et les 10 prochaines années vont être cruciales tant la diffusion des applications découlant de l’IA va reformater en profondeur notre monde et modifier les rapports de force entre puissances. Mais cette « course à l’IA » nécessite des investissements considérables pour financer les efforts de recherche, exploiter les montagnes de données disponibles et mettre en place des infrastructures physiques aux capacités toujours plus prodigieuses, comme des data centers spécialement conçus pour le traitement et l’analyse de données, nécessitant des semi-conducteurs toujours plus puissants et performants. Le prix du ticket d’entrée pour participer à la compétition, autrement qu’en faisant de la figuration plus ou moins intelligente (ce à quoi semblent condamnés les Européens) se chiffre en dizaines, voire en centaines de milliards de $ pour la décennie à venir. Au-delà des compétences scientifiques, de l’expertise technique, de la disponibilité en équipements de pointe (en particulier des puces de taille nanométrique) et de la maîtrise des méthodes d’apprentissage des différents modèles de langage, se pose, y compris pour les géants de la Tech, la question de l’accès à des sources de financement toujours plus considérables.

Cette question est vitale pour les entreprises de la Silicon Valley qui doivent impérativement trouver en permanence des sources de financement – américaines ou étrangères – pour maintenir leur primauté en matière d’innovations. A l’apogée de la « mondialisation heure », au tournant des années 2010, le renforcement du partenariat avec la Chine  a permis de satisfaire une partie de ces besoins, Américains et Chinois investissant mutuellement dans l’écosystème numérique de l’Autre : certains géants chinois du secteur (Ali Baba, Tencent…) ont financé nombre de start-ups californiennes quand les GAFAM s’implantaient dans l’Empire du Milieu dans l’espoir de profiter des opportunités offertes par un marché de plus d’un milliard de consommateurs. Mais à partir du milieu de la décennie 2010, un durcissement de la position américaine a progressivement mis fin à cette « lune de miel », Washington prenant conscience que ce partenariat profitait principalement à son principal compétiteur. Les Etats-Unis ont enclenché la TechWar actuelle, en ciblant les grandes entités technologiques chinoises (cf. stigmatisation de Huawei), tout en réduisant le périmètre des échanges technologiques dans le but de priver la Chine des équipements les plus sophistiqués produits par la High Tech occidentale (américaine mais aussi taïwanaise, coréenne, japonaise, britannique, néerlandaise…, ainsi qu’en témoigne la « bataille » en cours dans le domaine des semi-conducteurs).

Une idylle prometteuse mais qui a coupé court

Une des – nombreuses – conséquences de ce revirement américain a été d’inciter les firmes de la Tech américaine a recherché de nouveaux investisseurs étrangers, non chinois. Une quête aboutissant rapidement à se rapprocher des fonds souverains des pétromonarchies du Golfe – et tout particulièrement ceux d’Arabie saoudite (Public Investement Fund of Saudi Arabia /PIF) et des Emirats arabes unis (Mudabada…), lesquels pèseraient actuellement, en les additionnant, plus de 2000 Md$ de capitaux. Une manne pour les innovateurs californiens. Le rapprochement entre ces deux mondes a été favorisé par un contexte favorable. La montée des tensions sino-américaines dans le domaine technologique, à compter du milieu des années 2010, coïncide avec la volonté politique des Etats du Golfe d’anticiper la fin de l’ère des énergies fossiles et de préparer leur économies à l’après-carbone, en misant tout particulièrement sur les nouvelles technologiques.

Dès 2016, l’Arabie saoudite publie un plan de développement très ambitieux (Saudi Vision 2030) misant largement sur la High Tech.  L’année suivante, passant de la parole aux actes, les fonds souverains saoudiens et émiriens contribuent à hauteur de plusieurs dizaines de milliards de $ au Vision Fund mis en place par le conglomérat japonais Softbank pour investir massivement (100 Md$) dans des start-ups prometteuses ayant pour nom Ubber, WeWork et d’autres pépites de l’économie numérique que les analystes financiers qualifient alors de Decacorns, les Licornes « à dix têtes » dont la valorisation est estimée à plus de 10 Md$. Au même moment, pour renforcer les liens ente la Silicon Valley et les pétromonarchies, Ryad lance la Future Investement Initiative (FII) et confie au communicant français Richard Attias le soin d’organiser chaque année une sorte de « Davos du désert », très axée sur la High Tech, et à laquelle vont participer tous les cadors de la Silicon Valley. Le succès des premières éditions, incite le pouvoir saoudien à créer en 2019 le FII Institutese présentant comme «  a catalyst for global cooperation, working across the global with decision makers and innovators to advance humanity ». Quel beau programme pour cet outil d’influence saoudien très richement doté !

C’est l’époque où le prince héritier saoudien MBS effectue en mars / avril 2018 une tournée américaine de trois semaines ponctuée par un séjour en Californie durant lequel  il rencontre le « gratin » de la Silicon Valley (visites du siège d’Apple, Google et Microsoft, rencontre avec Larry page, Sergey Brin, Sundar Pichai, Alex Karp ; déjeuners avec Peter Thiel, Marc Andreessen, Sam Altman..) qui lui déroule le tapis rouge dans l’espoir de bénéficier d’un afflux de pétrodollars. En retour, MBS a besoin des géants US de la Tech pour concrétiser son plan Vision 2030 et mener à bien son grand projet futuriste de Neom, réseau de villes nouvelles devant sortir des sables pour propulser le Royaume aux avant-postes de la modernité.

De leur côté, les Emirats adoptent en octobre 2017 une politique publique ambitieuse visant à faire de la Fédération un acteur majeur de l’économie numérique en 2031 en misant sur l’IA (Strategy AI 2031) ; lancent un Conseil national de l’intelligence artificielle et de la blockchain et instaurent un ministère pour l’Intelligence Artificielle, le tout premier au monde, confié à Omar Sultan al Olama. Son portefeuille est élargi en juillet 2020 pour inclure l’économie numérique et les applications du travail à distance.

Mais cette « lune de miel » entre High Tech californienne et investisseurs du Golfe se fracasse brutalement début octobre 2018 à la suite de l’affaire Khashoggi et l’assassinat de ce dissident saoudien dans les locaux du consulat du Royaume à Istanbul. Le scandale éclate dans la presse mondiale à compter du 5 octobre, un peu plus de deux semaines avant l’édition 2018 de la FII, programmée du 23 au 25 octobre, laquelle est boycottée par la majeure partie des décideurs US horrifiés par la gravité des faits (Jamal Khashoggi a été détenu, torturé, assassiné puis démembré dans le consulat). Le très technophile MBS est directement mis en cause et largement stigmatisé pour sa responsabilité dans cette tuerie, tandis que la participation des services émiriens est évoquée dans la surveillance et la traque de l’opposant saoudien et de ses proches (le Washington Post affirmant, en 2021 que les services émiriens auraient implantés un logiciel espion sur le téléphone de sa future épouse). Nombre de patrons de la Silicon Valley, perturbés par les violations des droits humains dans les pétromonarchies mais aussi par les ravages de l’intervention sanglante des deux Etats au Yémen, s’interrogent sur l’acceptabilité d’investissements en provenance  de la péninsule arabique souillés d’autant de sang.  Un important venture-capitaliste, Fred Wilson, publie fin octobre 2018 sur son blog un article , « Who Are My Investors » résumant l’état d’esprit du milieu et appelant à ouvrir les yeux sur les origines – parfois peu recommandables – de ses partenaires financiers et de leur argent. 

Débute alors une période de glaciation de quelques années entre la Silicon Valley et les pétromonarchies, conduisant les Saoudiens à se retirer de Softbank en 2020. Mais toujours aussi technophiles et avides d’innovations en matière d’IA, les pétromonarchies, faute de partenaires californiens, se tournent alors massivement vers les Chinois, déjà présents de longue date sur place. Ceux-ci accentuent leur implantation en multipliant les projets académiques, commerciaux et industriels (collaboration entre universités et instituts de technologie, accueil d’étudiants et post-docs, fourniture d’équipements, ouverture de centres de recherche ou de formation..), le tout au sein d’équipes multinationales regroupant Chinois, Moyen-orientaux, Asiatiques et Occidentaux.

Le partenariat entre les deux parties fonctionne d’autant mieux que les régimes politiques du Golfe sont  attirés par la culture techno-autoritaire développée en Chine au cours des dernières décennies. Celle-ci constitue, à leurs yeux, un modèle attractif devant être adapté à leurs besoins. Ce mariage d’intérêt donne ainsi lieu à la constitution, à Abou Dhabi, en 2018, de la holding technologique G42, ambitionnant de devenir un acteur majeur de la « course mondiale à l’IA ». Détail qui a son importance dans le contexte « techno-stratégique » de l’époque, le président de G42 n’est autre que Sheik Tahnoon, frère cadet du président de la Fédération émirienne et conseiller à la sécurité nationale (donc, responsable des services de renseignement) tandis que son CEO est un ressortissant chinois, Peng Xiao (par ailleurs directeur exécutif de Pegasus Technology, filiale de DarkMatter, autre firme émirienne développant des logiciels espions et des outils de surveillance). Alliance quasi-parfaite entre sécurité et high tech !

Realpolitik High Tech : l’impératif de réactiver un mariage de raison

Renoncer à « l’argent du sang » des fonds souverains du Golfe et abandonner le terrain aux Chinois n’étaient guère durables dans le monde actuel. Les états d’âme des capital-risqueurs californiens n’ont eu qu’un temps. L’Administration Biden, tout en durcissant la confrontation technologique avec les Chinois, a incité la High Tech US à rependre le chemin de Dubaï, Abou Dhabi et Ryad. En juin 2023, la Maison Blanche organise une réunion avec les principaux responsables de la Silicon Valley (Microsoft, Google, Open AI…) pour les inviter à renforcer leur présence dans la péninsule face aux Chinois, sur fond de guerre en Ukraine et d’un nouveau durcissement de la Techwar sino-américaine. Il s’agit de profiter de l’engouement toujours plus affirmée des Pétromonarchies pour l’IA, lequel donne lieu à une féroce concurrence saoudo-émirienne pour élaborer l’assistant IA en langue arabe le plus performant au monde (projet saoudien AceGPT vs projet émirien Jais, porté par G42). L’enjeu pour les deux pays est de conquérir un leadership technologique au sein du monde arabe, et au-delà dans l’ensemble de l’Oumma musulmane (en raison de la sacralité de la langue arabe dans la religion musulmane), l’Islam devant devenir la première religion mondiale à l’horizon 2060 du fait des évolutions démographiques actuellement discernables.

Pour s’imposer dans cette course à l’IA en langue arabe, les deux pétro-monarchies ont besoin de ce qui se fait de mieux dans le domaine, qu’il s’agisse d’infrastructures lourdes (data centers) et de puissance de traitement des données (nécessitant de disposer de semi-conducteurs les plus perfectionnés). La collaboration avec la High Tech US leur est donc cruciale, sachant qu’en retour, cette dernière a besoin de leur argent. Un « donnant-donnant » qui laisse augurer du « win / win » !

OpenAI et son actionnaire Microsoft sont au cœur de cette contre-offensive américaine. Cela s’est traduit par un rapprochement spectaculaire avec l’émirien G42. Trois séquences sont à retenir.

  • En octobre 2023, OpenAI et G42 concluent un accord destiné à renforcer la présence de la firme de Sam Altman dans tout le Moyen-Orient mais qui prévoit également l’exploitation de ses modèles d’IA génératives dans les domaines où G42 dispose d’une expertise notable (énergie finances, santé..) ;
  • Fin 2023, Sam Altman multiplie les déplacements dans le Golfe à la recherche d’investisseurs pour constituer une future JV destinée à la fabrication de puces GPU spécialement destinée aux usages de l’IA afin de réduire la dépendance d’OpenAI aux puces de Nvidia. Pour concrétiser ce projet estimer à 100 Mds$, Altman entend constituer une sorte de « dream team » réunissant OpenAI, Microsoft, le taïwanais TSMC et G42, sollicité de participer à l’aventure à hauteur de 8 à 10 Mds de $.
  • En Avril 2024, Microsoft, actionnaire d’OpenAI à hauteur de 10 Mds de $, investit 1,5 Mds dans G42 dans le but de déployer les offres Microsoft Cloud  aux Emirats et fournir une infrastructure avancée d’IA aux pays du Moyen Orient, Asie centrale et Afrique.   

Et le rapprochement entre Altman et les pétromonarchies n’est pas fini. Ce dernier ne compte pas ses efforts pour trouver des investisseurs (arabes, coréens, japonais, canadiens…) prêts à monter dans son projet de data centers XXL spécialement dédiés aux applications de l’IA (projet InfraCO). Un investissement estimé a minima à 100 Mds$, soit un ticket d’entrée à la table de négociation aux alentours de 10 Mds$. Les candidats crédibles et suffisamment argentés sont rares, d’où la nécessité de convaincre les capital-ventures moyen-orientaux. Et de ne pas être trop regardant sur l’odeur de l’argent investi.

Dès l’automne 2021, la firme Cerebras Systems a également conclu un partenariat avec G42 pour construire des data centers toujours plus puissants à Dubaï mais surtout fournir à son partenaire émirien des ordinateurs à haute performance, dont le réseau Condor Galaxy constitué de 9 superordinateurs  interconnectés et dotés des semi-conducteurs les plus performants (soit une capacité totale de 36 exaFLOPs) afin de réduire significativement le temps d’apprentissage des modèles d’intelligence artificielle. Cerebras fournit aux Emiriens un avantage très conséquent dans la course à l’IA en langue arabe face aux Saoudiens qui privilégient en la matière un partenariat poussé avec les Chinois, via l’université technologique ?

Pour leur part, les Saoudiens négocient avec la firme de venture capital Adreessen Horowitz la constitution d’un fonds d’investissement spécifiquement dédié à l’IA doté de 40 Mds$.

Cette intensification des liens avec G42 suscite des inquiétudes aux Etats-Unis, , du fait de la proximité initiale de la firme  émirienne avec l’écosystème technologique chinoise. La direction de G42 s’est engagée à distendre ses liens avec ses partenaires chinois mais ces engagements sont jugés insuffisants par une partie de l’Administration Biden et les cercles républicains du Congrès qui souhaitent une rupture plus franche avec la Chine.  Le représentant républicain Mike Gallagher est particulièrement vigilant à ce sujet et a fait part au Département du Commerce  de son inquiétude concernant les liens de G42 avec la Chine et les risques de fuite ou de pillage de savoirs faires et d’équipements américains à destination de Pékin dans le cadre de ce partenariat.

Mais ces efforts pour imposer une posture américaine inflexible à des partenaires technologiques étrangers non occidentaux ne vont plus de soi dans le monde actuel. Les autorités émiriennes, tout comme les Saoudiens, sont très réticents à devoir choisir un camp (américain) contre un autre (chinois) et entendent tirer, pour leurs plus grands profits,  le meilleurs des deux écosystèmes technologiques rivaux, en dépit des rodomontades du Congrès américain.

Les deux pétromonarchies entendent appliquer dans le secteur de la High Tech leur « multi-alignement » observé dans le domaine stratégique et géopolitique. Une posture pragmatique leur faisant acheter des monceaux d’équipements militaires américains tout en entretenant d’étroites relations diplomatiques et économiques avec la Chine ; en s’accordant avec la Russie pour cogérer le marché pétrolier et faciliter le contournement par Moscou des sanctions occidentales ; ou en rejoignant les BRICS. Autant de positionnements prenant à contre-pied les orientations de Washington, sans que les Américains puissent faire grand-chose autrement que maugréer. Le temps de la Pax Americana est fini.

Au-delà des considérations géopolitiques relatives à la compétition sino-américaine, la nouvelle donne « techno-financière » reliant la Silicon Valley aux pétromonarchies est préoccupante pour l’ensemble de la Planète. Les investissements massifs en cours en provenance du Moyen-Orient dans des secteurs aussi cruciaux que l’IA ne se limitent à de la « dump money », de l’argent imbécile fourni par des investisseurs dormants, sans réel avis sur les orientations de l’innovation, comme cela a pu être le cas dans les années 2010. Selon l’adage « qui paye décide», ces investissements s’apparentent désormais à de la « smart money », de l’argent intelligent visant, au-delà de la rentabilité, à satisfaire des objectifs politiques, stratégiques, civilisationnels correspondant aux attentes des investisseurs. Ceux-ci aspirent désormais à de réels transferts de savoirs-faires et de connaissances mais aussi à orienter certains axes de développement afin de se les approprier pleinement. Au regard de la nature des régimes politiques d’où sont issus les investisseurs du Golfe, il est à craindre que leurs visions autoritaires et non démocratiques l’emportent dans la mise en œuvre de la révolution de l’IA qui se profile au cours de la prochaine décennie. Le pire n’est pas sûr, mais la tendance est là…

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