Transport maritime : des points de passage obligé sous haute tension 

Le transport maritime, crucial dans l’économie mondialisée, s’avère très dépendant d’une dizaine de points de passage obligé soumis à des menaces sécuritaires mais aussi désormais à des phénomènes climatiques impactant sérieusement le trafic.

Le secteur maritime, victime récurrente des soubresauts géopolitiques

L’attaque terroriste du 7 octobre contre Israël et ses répercussions dramatiques à Gaza font redouter depuis plus de trois mois un embrasement régional. Des prémices d’une telle catastrophe s’observent, à intervalle régulier, en Cisjordanie occupée, au Liban et en Irak. Mais c’est surtout au large des côtes yéménites que les risques de contagion sont les plus perceptibles, avec une multiplication des attaques depuis le 18 novembre contre des cibles maritimes suspectées d’être liées, d’une manière ou d’une autre, à des intérêts israéliens. Mi-janvier 2024, plus de 25 attaques, aux modes opératoires variées (tir de missile, frappe de drone aérien ou de surface, assaut héliporté, harcèlement par embarcations légères…), avaient été rapportées. Ces attaques sont perpétrées par des rebelles Houthis qui contrôlent une large partie du Yémen ravagé par une longue et sanglante guerre civile et agissent en tant que proxy au service de l’Iran. Ce harcèlement naval a provoqué une riposte de la part de plusieurs marines occidentales (dont française). Mais cette réaction musclée (opération Prosperity Guardian) n’a pas empêché d’importantes perturbations du trafic maritime Asie / Europe empruntant le détroit de Bab-el-Mandeb, la mer Rouge et le canal de Suez. Un trafic qui représente 15% du commerce mondial selon l’Organisation maritime internationale (OMI) et achemine 60 à 80% des importations européennes en provenance d’Asie.

Face au risque de voir leurs navires pris à partie, leurs équipages subirent des pertes  et leurs cargaisons endommagées  et confrontés à la hausse des primes d’assurance et à de multiples contraintes en termes de navigation, la plupart des grands armateurs internationaux (Maersk, Hapag-Lloyd, MSC, le français CGM-CMA…) ont annoncé, mi-décembre, suspendre temporairement leur transit en Mer Rouge pour rerouter leurs navires sur la route du Cap. Une route maritime plus sûre mais plus longue (au moins 10 jours de navigation supplémentaire) et donc plus coûteuse (incitant nombre d’armateurs à doubler leurs tarifs sur leurs liaisons Asie / Méditerranée). En l’espace d’un mois, près de 400 porte-conteneurs ont été réorientés sur cette voie maritime, conduisant à une baisse significative du trafic dans le canal de Suez. Il s’en est suivi des répercussions multiples sur l’économie mondiale (retard dans l’acheminement de marchandises, désorganisation de certaines chaînes logistiques, perturbations dans l’approvisionnement de composants cruciaux pour de nombreux secteurs d’activités….).

Ces tensions en mer Rouge ont, si besoin en était, remis en lumière l’importance cruciale du transport maritime au sein de l’économie globalisée contemporaine. Celui-ci est le seul mode de transport en mesure d’assurer à des économies reposant désormais sur des chaînes des valeurs mondialisées des flux logistiques de grande intensité, de forte capacité, à haute fréquence et sur de longues distances à un prix relativement bon marché. Tout grain de sable dans les rouages de ce « méga-système complexe » ne peut qu’engendrer très rapidement des effets domino déréglant cette belle mécanique et  plongeant de vastes pans de l’économie mondiale dans la crise, aux symptômes multiples (pénurie, inflation…).

Source : https://portwatch.imf.org/

La vulnérabilité du bon fonctionnement du transport maritime international dans le monde complexe actuel (et encore plus dans celui se profilant d’ici une quinzaine d’années) est amplifiée par sa très forte dépendance à une demi-douzaine de points de passage obligé, qu’il s’agisse de détroits (Malacca, Ormuz, Bal-El-Mandeb, Gibraltar, Bosphore…) ou de canaux (Suez, Panama)). Autant de « points chauds », à haute valeur stratégique, plus ou moins aisé à bloquer. Le canal de Suez a ainsi été totalement et durablement fermé au trafic à deux reprises (en 1956/57 puis en 1967/74) en raison de guerres israélo-arabes. Ormuz est sous menace de Téhéran depuis 1979, avec plusieurs incidents aéronavals « sérieux » entre flottes américaine iranienne au cours des quarante dernières années. Et la navigation à travers Malacca et Bab-El Mandeb a été régulièrement soumise à des exactions pirates au cours des dernières décennies, des rechutes étant toujours redoutées (cf. dernier rapport annuel du MICA).

La nécessaire prise en compte de nouvelles perturbations liées au changement climatique

La fluidité du trafic maritime est ainsi exposée – à intervalle plus ou moins régulier – à des « grains de sable » de nature purement géopolitique et d’origine totalement anthropique. L’actuelle crise en mer Rouge ne constitue à ce titre qu’un énième épisode d’une longue série. Mais les changements climatiques en cours font redouter de nouveaux « grains de sables » relevant davantage des dérèglements planétaires qui se concrétisent que de la simple violence humaine. Une donne qu’il convient de correctement appréhender afin de mieux l’anticiper.

De fait, depuis le début de la décennie 2020, en deux occasions, le bon fonctionnement du commerce maritime mondial a été gravement altéré par les « caprices de la Nature », accentuées par les limites physiques de certaines infrastructures (en termes de largeur et profondeur), le gigantisme de certaines unités et une pincée d’erreurs humaines en situation de stress lors d’événements exceptionnels.

  • Le cas le plus spectaculaire est fourni par le bocage, fin mars 2021, pendant près d’une semaine (du 23 au 29), du canal de Suez à la suite de l’échouage du porte-conteneur Ever Given, en route vers Rotterdam avec 24 000 conteneurs à son bord. La cause de cet incident est imputable au comportement erratique des deux pilotes égyptiens embarqués pour superviser le transit. Ces derniers ont accumulé les mauvais choix de navigation alors qu’ils devaient faire face à une tempête de sable relativement violente (rafales à 50 nœuds et visibilité très réduite). Dans ces conditions météo extrêmes, la « montagne » de containers empilés sur le pont du navire a fait office de voile ultra-rigide et non manœuvrable, alors que le bâtiment se trouvait dans une zone du canal peu large. Le manque de manœuvrabilité combiné à « l’effet de berge » a entraîné la perte de contrôle du navire et son échouage. De quoi obstruer temporairement un des axes maritimes les plus cruciaux du commerce international, par lequel transite en moyenne quotidiennement 50 navires et quelques 10 milliards de $ de marchandises. Cet incident devait immobiliser pendant plusieurs jours pas moins de 425 navires en passe de transiter par le canal (dont deux navires de guerre russes, les seules unités militaires impactés par cet incident), faisant perdre quotidiennement des centaines de millions de dollars à l’autorité du canal et donc à l’économie égyptienne. Surtout, cet interruption brutale du trafic, en pleine crise du Covid-19, a fortement perturbé de nombreuses chaînes logistiques dans de nombreux secteurs d’activités, retardant l’arrivée en Europe d’éléments constitutifs en provenance d’Inde ou de Chine pour fabriquer des vaccins ou de composants électroniques produits en Asie de l’Est et donc l’industrie automobile européenne s’avère très (trop ?) gourmande. Le coût de cette interruption temporaire pour le commerce international a été estimé à plusieurs dizaines de Mds de $, le trafic à travers le canal ne revenant à la normale qu’à compter du 3 avril. 
  • Les limitations imposées dans le canal de Panama depuis l’été 2023 du fait de la sécheresse frappant l’Amérique centrale constitue un second exemple. L’autorité de gestion du canal a décidé le 30 juillet 2023 de limiter – pendant au moins 10 mois – de 20% le nombre de navires autorisés à transiter par le canal quotidiennement (de 40 à 32) et à restreindre leur tirant d’eau (limité à 13,4 m). Cette décision s’explique par la baisse préoccupante du niveau de l’eau dans le canal résultant d’une sécheresse provoquée par le phénomène El Niño. Chaque passage d’écluse par un navire nécessite 200 000 m3 d’eau douce en provenance de l’amont du canal, fourni par le bassin hydrographique des lacs Gatun et Alajuela et du rio Chagres. Or ces ressources aquifères servent également à l’alimentation en eau douce de la population panaméenne et ne cessent de décliner. La restriction de la navigation dans le canal, par lequel transite en temps normal 6% du commerce international, va se traduire par une rétractation (d’au moins 200 millions de $) des revenus de péages tirés du canal (3 Mds $ en 2022) pour le Panama. Mais surtout, cette mesure impacte significativement l’économie mondiale, et tout particulièrement les liaisons transpacifiques entre l’Asie de l’Est et le monde atlantique, et prioritairement la côte Est des Etats-Unis. Ces limitations ont incité durant l’été plusieurs armateurs à réorienté certaines lignes à travers l’océan Indien et le canal de Suez, avant que la crise actuelle en mer Rouge ne complique sensiblement la donne.

De telles situations sont appelées à se répéter à une fréquence accrue au cours des prochaines décennies en raison des dérèglements climatiques qui se profilent : les situations de sécheresse vont se multiplier, réduisant les ressources aquifères disponibles en Amérique centrale tandis que les événements climatiques « exceptionnels » vont devenir plus fréquents et plus intenses. Vents violents,  tempêtes de sable et mer démontée vont se succéder à un rythme accentué rendant le transit par Suez mais globalement la traversée des océans Indien et Pacifique plus délicate pour le trafic maritime.

Des solutions pour atténuer de tels phénomènes sont ou seront accessibles à l’avenir : de meilleurs prévisions météo (grâce à de simulations plus précisés rendus possibles par les ordinateurs quantiques), un meilleur design naval pour les futures bâtiments transocéaniques permettant de faire face à des conditions de mer appelées à empirer (fin du gigantisme), un agrandissement des infrastructures (élargissement et approfondissement des canaux de Suez et Panama), une amélioration des moyens de secours, de sauvetage et de remorquage pour les bâtiments en difficulté.

Tout cela aura un coût et nécessitera une profonde adaptation du secteur maritime à cette nouvelle donne climatique. Cette adaptation à un milieu devenu plus difficile ne saurait occulter le fait que le principal enjeu pour ce secteur d’activité demeure prioritairement sa décarbonation, en utilisant de nouveaux carburants mois émetteurs de GES (GNL, ammoniaque) et de nouveaux modes de propulsion (électrique ou vélique). Ce n’est qu’à ce prix que les Travailleurs de la Mer du XXIème siècle pourront se conformer à Baudelaire et continuer à « toujours chérir la mer »… 

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