La crise ukrainienne est par beaucoup d’aspects totalement exceptionnelle. Ses dimensions nucléaires en particulier, tant dans le domaine de la dissuasion que dans celui de la sécurité du parc électronucléaire civil ukrainien. Des problématiques qui s’annoncent majeures pour les trois décennies à venir.
Le retour sur le devant de la scène de la rhétorique nucléaire militaire
Dès le démarrage de la guerre de conquête lancée par la Russie, le président Poutine avait évoqué à demi-mot le facteur nucléaire militaire pour intimider et dissuader quiconque se dresserait sur son chemin. Le maître du Kremlin, dans cet étrange discours de plus de 50 minutes diffusé le 24 février pour légitimer son aventureuse décision, avait ainsi menacé de « conséquences comme il n’en a jamais vu dans son histoire » tout pays cherchant à se mettre en travers de sa route. Conséquences interprétées comme une référence à peine voilée à un possible recours à l’arme nucléaire, même si certains commentateurs ont également interprété ces paroles sibyllines comme englobant la dimension spatiale, au regard de l’usage d’une arme antisatellite testée à l’automne dernier. L’interprétation nucléaire a été confortée par les déclarations de certains experts militaires russes évoquant dans les médias moscovites, dans la frénésie du démarrage de « l’opération militaire spéciale », toute la « pertinence » selon eux de procéder à une frappe nucléaire tactique pour démontrer le sérieux des propos poutiniens et annihiler toute velléité de résistance.
Recommandations non suivies d’effets forts heureusement, ce qui n’a pas empêché l’Exécutif russe de brandir de nouveau à plusieurs reprises depuis lors la menace nucléaire, de manière de plus en plus explicite. Cherchant à joindre le geste à la parole, Vladimir Poutine a placé, le 27 février, en « régime spécial d’alerte au combat » (soit le stade 2 sur une échelle de 4 niveaux) les forces nucléaires russes. Le même jour, son allié biélorusse organisait un référendum (au résultat joué d’avance) pour amender sa constitution dans le but de revenir sur sa neutralité et d’autoriser la réinstallation d’armes nucléaires (russes) sur son territoire, remettant en cause la dénucléarisation de ce pays intervenu, comme au Kazakhstan et en Ukraine, au début des années 90. On peut, à ce sujet, penser que si Kiev ne s’était pas engagé dans ce processus de dénucléarisation en partenariat avec les Russes et les Occidentaux et avait conservé sa part de l’arsenal nucléaire soviétique, l’Ukraine ne connaîtrait probablement pas le drame actuel, envahir une puissance nucléaire n’étant pas un exercice sans risque. Le bon déroulé de cette dénucléarisation, sans que le moindre kilo de matière fissile ne disparaisse dans la nature et ne se retrouve aux mains de groupes hostiles, mafieux ou terroristes (contrairement aux scénarii catastrophes qui abondaient sur ce sujet dans les années 90) mérite d’être de nouveau salué et rend les Occidentaux redevables de la posture prise à l’époque par les Ukrainiens (mais aussi les Russes). Mais depuis lors, les temps et les mentalités ont bien changé.
La rhétorique agressive de Vladimir Poutine dans le registre nucléaire lui avait valu, dès le 24, une aussi prompte que brève réponse du ministre français des affaires étrangères, Monsieur Le Drian, qui avait lâché lors d’un entretien télévisé, que la Russie n’était pas la seule à disposer d’un arsenal nucléaire, sans vouloir s’appesantir sur la formule. Notons au passage que depuis le Brexit, seul un dirigeant français est en mesure, au nom de l’UE, de tenir un tel discours. Cette primauté nucléaire combinée à l’actuelle présidence française de l’UE souligne, si besoin en était encore, le rôle majeur de Paris dans cette affaire, mettant à bas tout le discours « décliniste » de certains éditorialistes ou hommes politiques tenus ces dernières années. Si des mesures discrètes ont dû être prises aux Etats-Unis, en France, au Royaume Uni et au sein de l’OTAN pour réagir à l’activisme poutinien dans le registre nucléaire (mise en alerte des forces affectées aux moyens nucléaires, accroissement de la présence en mer de sous-marins lanceurs d’engin et autres mesures n’ayant pas vocation à être médiatisées), les Occidentaux ont jusqu’à présent éviter d’en rajouter dans la surenchère face à Moscou. Ils entendent, pour l’heure, éviter de s’engager dans une escalade dans un registre qui peut faire basculer la crise ukrainienne dans une tout autre dimension. A ce stade, un tel scénario apparaît peu probable car hors de raison. Cependant, depuis le 24 février au matin, comme d’autres, je me méfie de ma capacité à anticiper la rationalité de certains acteurs de la scène internationale….
Mais la crise ukrainienne se caractérise par une seconde dimension nucléaire, plus immédiatement problématique.
Les incertitudes pesant sur le devenir du parc électronucléaire ukrainien
La guerre de conquête lancée par la Russie oppose – pour la première fois dans l’Histoire mondiale – deux pays disposant d’un parc électronucléaire civil. Si Moscou entend s’emparer de Kiev et de larges pans, voire de l’intégralité, du territoire ukrainien, cet objectif signifie également mettre la main sur toute la filière nucléaire civile locale. Or l’Ukraine n’est rien de moins que le 7ème plus important producteur d’énergie nucléaire au monde (avec une production de 83 térawatts / heure en 2019 – chiffres de l’EIA). Le pays possède quatre centrales nucléaires, soit 15 réacteurs en activité (du type VVER de conception soviétique), d’une capacité de 13,8 GW. Ces réacteurs sont exploités par la firme publique Energoatom et permettent de satisfaire plus de la moitié des besoins en électricité du pays et un quart de son mix énergétique. L’Ukraine abrite en particulier la plus importante centrale d’Europe, celle de Zaporozhye, possédant 6 des 15 réacteurs en service dans le pays et disposant d’une capacité de 6 GW. A ces centrales en activité, il convient d’ajouter le site désormais à l’arrêt de Tchernobyl.
S’emparer d’infrastructures aussi sensibles constitue un exercice ô combien complexe et jamais réalisé jusqu’à présent, confrontant l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) et l’ensemble de la communauté internationale à une situation jamais rencontrée. Certes, les centrales ukrainiennes sont du même type que celles en exploitation en Russie, et l’armée russe doit avoir emmené dans ses fourgons des techniciens susceptibles de prendre en charge les installations occupées sans trop de difficulté si les personnels ukrainiens décidaient d’abandonner leurs postes (ce qui ne semble pas être le cas à ce jour).
De faits, les inquiétudes que l’on pouvait avoir à ce sujet dès le démarrage de la crise n’ont pas tardé à se concrétiser.
- Des combats qualifiés d’acharnés par la présidence ukrainienne ont ainsi eu lieu tout au long de la journée du 24 février, à Tchernobyl, situé à proximité de la frontière biélorusse. Ce site avait été le théâtre, début février, en dépit du niveau de radioactivité y persistant, d’importantes manœuvres de la part des forces de sécurité ukrainiennes. Une vingtaine de jour plus tard, la réalité a dépassé le scénario d’exercice. Les affrontements se sont achevés par la prise de contrôle par l’armée russe des installations, dont le fameux réacteur N°4 ayant explosé le 26 avril 1986 et désormais coiffé par un sarcophage en béton et une immense arche, construite par les firmes françaises Bouygues et Vinci et achevée en 2017. La fin rapide des combats autour de ce site très sensible a permis d’éviter le spectre d’un échange d’artillerie ou d’un tir de missiles malheureux touchant la centrale, en particulier le sarcophage et l’arche du réacteur N°4, au risque de provoquer une fuite radioactive : un incident nucléaire se serait alors surajouté à la crise géopolitique et au conflit armé, plongeant l’Europe dans encore plus de chaos.
- Les autorités de sureté nucléaire ukrainienne ont cependant observé le 25 février une élévation du taux de radioactivité dans la région, probablement généré par la hausse du trafic routier résultant de l’invasion russe, et tout particulièrement les mouvements de chars, blindés et camions lourds russes autour de la centrale, dans les zones toujours contaminées. Ce trafic routier a remué le sol encore gorgé de césium 137, de strontium 90 et de plutonium 239, soulevant de la poussière radioactive qui s’est propagée dans l’air.
- Une autre source d’inquiétude concerne le maintien des capacités de réfrigération de la piscine où sont immergés le combustible des 3 autres réacteurs de la centrale, mis à l’arrêt définitif en 2000. La poursuite des combats dans le reste du pays pourrait provoquer la déconnexion de cette installation critique du réseau électrique général ukrainien. Une telle menace devrait être palliée par la mise en marche de groupes électrogènes de secours, prévus à cet effet. Mais de nouveau, la poursuite du conflit pose la question de l’approvisionnement en carburant de ces groupes électrogènes, surtout au regard des problèmes logistiques d’approvisionnement rencontrés par les colonnes blindées russes pénétrant en Ukraine que l’on observe depuis plusieurs jours.
- Reste enfin à connaitre la disponibilité du personnel ukrainien sur le site : combien sont restés à leur poste, combien ont reflué avec les forces ukrainiennes ou ont cherché à quitter le pays. Au 2 mars, selon les informations fournis par l’organisme ukrainien de sureté nucléaire, le SNRIU, l’équipe en place sur le site le 24 février était toujours à son poste sans avoir été relevé depuis une semaine. Une situation humainement de plus en plus difficile à gérer.
- Au-delà de la situation à Tchernobyl, c’est le sort des 4 centrales en activité qui constitue le principal sujet de préoccupation. La poursuite des opérations militaires russes laisse augurer une prise de contrôle progressive du parc ukrainien par Moscou, avec à chaque fois une prise de risques tout sauf anodine.
- Le 1er mars, la Russie a informé l’Agence Internationale de l’Energie atomique de la prise de contrôle des zones entourant la centrale nucléaire de Zaporozhye, sur la rive gauche du Dniepr, dans l’est du pays. Depuis cette date, l’AIEA ne reçoit plus d’informations en provenance des stations automatiques de contrôle radiologique de cette centrale raccordés au Système international d’information sur le contrôle radiologique (IRMIS) de l’agence. Une coupure qui suscite quelque inquiétude à Vienne, le siège de l’AIEA.
- La prochaine centrale susceptible de tomber sous la coupe des Russes devrait être celle de Konstantinovka (encore appelées Southern Ukraine), possédant 3 réacteurs de 950 MW chacun. Elle se situe à mi-chemin entre Kherson (occupée par les Russes depuis le 3 mars) et le port d’Odessa.
Centrale de Zaporozhye (source : Energoatom)
- Par ailleurs, au gré de l’évolution des combats dans le reste du pays, l’organisme ukrainien de sureté nucléaire, le SNRIU, a informé l’AIEA qu’à aux moins deux reprises, des missiles russes avaient atteint des installations de stockage de déchets radioactifs à Kharkhiv (le 26) et à Kiev (le 27) sans qu’aucun rejet de matières radioactives n’ait été signalé à ce jour. Mais il est à craindre que ce type d’incidents se multiplient au gré de la poursuite des combats et qu’un incident plus significatif ne se produise à terme.
Pour l’heure, le personnel ukrainien reste à son poste, tant à Tchernobyl qu’à Zaporozhye, le SNRIU assurant la liaison entre les équipes présentes sur site, l’AIEA (qui suit avec une extrême attention la situation sur place), ainsi que les autorités ukrainiennes mais aussi les forces russes d’occupation. Mais il ne s’agit que d’un pis aller et la situation apparait très préoccupante.
Une situation des plus préoccupantes.
Au moment où la France s’apprête à relancer un important programme électronucléaire civil visant à consolider son rang de 1ère puissance nucléaire en Europe et seconde au monde, en occultant assez sensiblement dans le débat public la dimension (in)sécuritaire susceptible de découler de ce choix, l’affaire ukrainienne vient rappeler que la réalité peut s’avérer bien plus spectaculaire et préoccupantes que les projections technocratiques un peu trop policées et qu’un peu d’anticipation dans ce registre ne peut pas faire de mal.
Car la question sécuritaire du nucléaire civil ukrainien n’en est sans doute, en ce début mars 2022, au 6ème jour de guerre, qu’à ses préliminaires.
- Si la sécurité des sites de Tchernobyl et de Zaporozhye est désormais de la responsabilité de l’armée russe, le sort de trois autres centrales – situées plus à l’ouest – demeure encore incertain et l’hypothèse d’un tir malheureux ou d’un dérapage des affrontements ne peut être exclu, ouvrant une brèche dans un réacteur et provoquant une fuite radioactive.
- Pour peu que la situation militaire ne s’exacerbe au cours des prochains jours, on ne peut totalement écarter l’hypothèse que des membres du personnel ukrainien d’une centrale, estimant l’Indépendance de l’Ukraine perdue, ne basculent dans une version locale du « syndrome de Massada » et optent pour une démarche « suicidaire » en générant un accident nucléaire avant que leur installation ne soit occupée par les Russes, en cherchant à provoquer un choc dévastateur dont l’ampleur ne pourrait que figer les opérations en cours et ne faire que des perdants.
- Dans un registre un peu différent, on ne peut exclure que des groupes d’ultranationalistes ukrainiens ne cherchent, toujours dans une logique de recherche du chaos, de s’en prendre à des centrales nucléaires en territoire russe, afin d’allumer un « contre-feu » dévastateur mais cette fois en territoire ennemi.
- N’oublions pas également le risque de cyberattaques visant ces installations, tant en Ukraine qu’en Russie, toujours dans le but de générer toujours du chaos.
- Enfin, même si ces scénarii extrêmes ne se concrétisent pas, la situation sécuritaire fortement instable qui devrait prévaloir pendant au moins plusieurs semaines sur tout ou partie du territoire ukrainien, pourrait favoriser le vol ou le détournement de combustibles ou plus sûrement de déchets nucléaires par des groupes mafieux locaux, en mesure de trouver ultérieurement des clients (groupes terroristes) pour confectionner des « bombes sales » ou commettre des attentats de nature NRBC.
Au-delà de la crise ukrainienne et au regard de la dynamique mondiale de relance du nucléaire en réaction aux contraintes du changement climatique, la question de la sécurité des installations nucléaires civiles dan un contexte local troublé devrait se reposer, parfois de manière beaucoup plus complexe et sensible qu’en Ukraine. La multiplication des équipement nucléaires en cours de réalisation ou en projet au Moyen-Orient et en Asie de l’Est peut susciter quelques légitimes préoccupations.
L’éventuelle « récupération manu-militari » de Taïwan par la Chine, outre ses innombrables répercussions géopolitiques, économiques, technologiques (ex : le devenir de la si vitale filière des semi-conducteurs), ne manquerait pas d’avoir une dimension nucléaire problématique (l’île disposant de 3 réacteurs en activité, entrés en service dans les années 80) même si les autorités insulaires entendent sortir du nucléaire d’ici 2025. D’autres inquiétudes peuvent être soulevées au sujet du programme nucléaire conduit dans les Emirats Arabes Unis, par exemple. Quid de ce programme en cas de conflit avec l’Iran (une hypothèse pas totalement à écarter, voire avec le voisin saoudite, sur fond de rivalités nationales et de jalousies princières) ? Ou en cas de révolte « spartakiste » du lumpenprolétariat asiatique implanté de la Fédération contre la minorité arabe ? Question similaire concernant l’Iran dont la stabilité du régime à l’avenir n’apparaît pas une constante gravée dans le marbre.
On peut par ailleurs redouter que le dossier du nucléaire iranien subisse de très forts contre-coups de la crise ukrainienne. Moscou pourrait se montrer beaucoup moins coopératif dans cette affaire et au contraire, cherche à rajouter de l’huile sur le feu, surtout si l’espace diplomatique et économique planétaire se scindait durablement en deux blocs et si la Russie s’engageait avec détermination dans un partenariat politique et économique ouvertement anti-occidental, avec la Chine et l’Iran. Affaire à suivre.
Enfin, si la diffusion de l’énergie nucléaire civile se propage à travers la planète au cours des 3 décennies à venir, comment ne pas envisager d’ici 2050, l’hypothèse de la capture d’une centrale par un mouvement rebelle n’ayant pas forcément de compétence en physique nucléaire, en maintenance de grandes infrastructures industrielles et énergétiques et en gestion de réseaux électriques ? Je me rappelle avoir quelque peu toussé voici quelques années, dans mes précédentes fonctions, quand le Nigeria caressa un temps le projet de se doter de centrales nucléaires. De quoi susciter des sueurs froides à beaucoup de monde au regard de l’état de (dys)fonctionnement du secteur des hydrocarbures dans ce pays (récurrence des incidents et fuites, mauvais entretien des installations, oil bunkering…) et de la richesse de la scène insurrectionnelle locale (des insurgés ijaw à Boko Haram en passant par de nombreuses autres factions armées). La situation financière du pays a conduit au report sine die de ce projet, mais celui-ci pourrait redevenir d’actualité à l’avenir. Imaginons également quelle serait la situation au Maghreb et en Méditerranée si le projet caressé par Nicolas Sarkozy de vendre des centrales nucléaires (et accessoirement des Rafale) au bouillonnant colonel Kadhafi s’était bel et bien concrétisé à l’occasion d’une mémorable visite à Paris du leader libyen en décembre 2007…
Si le nucléaire apparaît comme une solution incontournable pour assurer une partie des besoins énergétiques face aux enjeux du changement climatique, il convient de garder à l’esprit que c’est un choix dangereux dans un environnement sécuritaire et géopolitique mondial qui ne va cesser de se dégrader au cours des 3 décennies à venir, ce que la crise ukrainienne nous rappelle magistralement depuis une semaine. Espérons que cette leçon sera bien comprise et retenue !
En effet il parait urgent de prendre en compte le risque nucléaire lié au cahos sécuritaire dans un contexte de guerre. Cet article traite le sujet d’une manière inédite. Merci Jean-Marc.