Esquisses du « monde en devenir »  :  quelques bribes d’avenir en provenance d’Afrique du sud

On a frôlé l’embouteillage fin janvier à Pretoria où se sont succédé une série d’éminentes personnalités de la scène internationale. En l’espace de quelques jours, Naledi Pandor, la ministre sud-africaine des affaires étrangères, s’est en effet entretenue avec son homologue russe, Sergueï Lavrov (le 23), lequel effectuait une seconde tournée africaine depuis le début de la guerre en Ukraine ; la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen (le 25), également embarquée dans une tournée marathon en Afrique sub-saharienne, et enfin le haut représentant de la Commission européenne pour les affaires extérieures et la politique de sécurité, le Catalan Josep Borell (le 26).

Pretoria, the place to be…

Quelles sont les raisons qui ont pu inciter de telles « pointures » à se succéder dans la capitale sud-africaine à quelques jours d’intervalles ? Chacun des visiteurs a bien évidemment cherché à influencer la posture sud-africaine concernant la grande affaire du moment, l’invasion de l’Ukraine, au sujet de laquelle Pretoria observe une neutralité prudente, bénéficiant de facto à Moscou et faisant le désespoir des Occidentaux (Cf. abstention lors du vote à l‘Assemblée générale des Nations unies condamnant l’invasion russe de l’Ukraine + visite de la MINDEF sud-africaine à Moscou en août 2022 pour assister à une conférence sur la « sécurité internationale »). D’autant que l’Afrique du sud s’apprête à envoyer un nouveau signe « problématique » en accueillant du 17 au 27 février, soit à la date anniversaire du début de l’invasion de l’Ukraine, des manœuvres navales avec les marines russe et chinoise au large de Durban et de Richards Bay.

Chaque visiteur en a également profité pour tenter de sonder les arrières pensées des dirigeants sud-africains, qui assurent depuis le début de l’année et pour les 12 mois à venir, la présidence des BRICS, le regroupement des grands pays émergents (Brésil, Russie, Chine, Inde, Afrique du sud). Une fonction clef durant une année 2023 qui s’annonce particulièrement riche en enseignements sur le « reformatage » de la scène internationale pour les années à venir, au lendemain de l’épidémie de Covid-19 et des effets multiples générés par la guerre en Ukraine, qu’il s’agisse des sanctions occidentales visant la Russie ou des conséquences économiques de ce conflit (en particulier dans le domaine de l’énergie et des produits alimentaires). Autant de chocs profonds et durables qui s’inscrivent dans un panorama chaque jour davantage marqué par les effets de plus en plus perceptibles du changement climatique, les impératifs de transition énergétique et la rivalité croissante entre Washington et Pékin qui se livrent une implacable TechWar dans le domaine des microprocesseurs et de l’économie numérique, en attendant d’en découdre (possiblement) un jour dans le détroit de Taïwan.

Cette accumulation de facteurs d’incertitudes (pour ne pas dire d’instabilité) marque la fin de la « mondialisation heureuse » des années 80 à 2010 et le basculement dans un nouvel ordre mondial, plus brutal et plus imprévisible. Une nouvelle donne marquée, entre autres,  par une profonde remise en cause du leadership occidental traditionnel par une grande partie du reste de la planète, qu’il s’agisse des grands rivaux systémiques de l’Occident (Chine, Russie), des tenants d’un multi alignement reposant moins sur le multilatéralisme traditionnel que sur la défense pragmatique de leurs intérêts nationaux (Inde, Afrique du sud, Indonésie) et de la volonté d’affirmation d’un « Global South » ou plutôt de « Suds émergents » (au pluriel), se détachant dans beaucoup de domaines (géopolitique, diplomatique, sécuritaire, culturel, à défaut de l’économie) des relations (le plus souvent déséquilibrées) qui prévalaient jusqu’alors entre eux et le monde occidental.

Trois événements à ne pas rater en 2023…

Ce basculement, lent mais probablement inexorable, sera scandé en 2023 par au moins trois grands événements, dont la préparation explique, pour une bonne part, l’affluence de VIP à Pretoria, en cette fin janvier :

Logo du 2ème sommet Russie / Afrique programmée à Saint-Pétersbourg, fin juillet 2023

1) Le second sommet Russie / Afrique que Moscou entend organiser fin juillet à Saint-Pétersbourg. Un tel événement rappelle que l’offensive de charme du Kremlin à destination du continent noir ne se limite pas aux seuls agissements prédateurs du groupe Wagner, mais englobe un large spectre : échanges commerciaux, approvisionnement en céréales, ventes d’armes (1er fournisseur des pays africains selon les dernières données compilées par le SIPRI), transport maritime, accueil d’étudiants africains (de 7 à 9 000 par an) et demain, coopération dans le domaine nucléaire ou spatial. Ce sommet diplomatique devrait constituer un test de première importance pour évaluer l’isolement – relatif ou réel – de Moscou à la lumière de l’évolution du conflit ukrainien. Il est probable, que l’affluence sera moindre que lors du 1er sommet de ce type organisé à Sotchi en octobre 2019 et que celle-ci sera fortement conditionnée par l’évolution du rapport de force sur le terrain et le résultat des grandes « offensives  de printemps » que chaque camp prépare activement actuellement. La prise de risque est considérable pour le Kremlin. Hormis quelques affidés érythréens et centrafricains, prêts à célébrer en toutes circonstances les qualités du maître du Kremlin, la plupart des chefs d’Etat africains hésiteront à deux fois avant de prendre le risque d’assister à une grande messe diplomatique aussi médiatisée si les combats font toujours rage en Ukraine. Il sera impératif – pour que le sommet se tienne dans de bonnes conditions – que les hostilités aient cessé en Ukraine et qu’à défaut d’une victoire écrasante (peu probable) et d’une paix effective (tout aussi improbable à ce jour), un cessez-le feu ait été accepté par les deux parties. Mais on ne peut exclure également – à ce stade – un succès ukrainien au terme des opérations de grande ampleur qui se profilent au printemps, affectant gravement l’image du dirigeant russe, voire le plaçant potentiellement sur un siège éjectable. Difficile dans de telles conditions de faire rayonner la Russie aux yeux des dirigeants africains.

2) Mais la grande affaire de 2023 devrait être la tenue du XVème sommet des BRICS prévu à Durban, en Afrique du sud, fin août, le premier sommet en présentiel depuis l’épidémie de Covid-19 (le précédent sommet des chefs d’Etat, sous présidence chinoise, en juin 2022, s’étant tenu en visioconférence). Ce sommet devrait, à la lumière de la situation internationale, réaffirmer la pertinence de cette association de pays émergents face à un leadership occidental de plus en plus contesté. Il devrait mettre de nouveau l’accent sur la nécessité de procéder à une réforme globale du système onusien et d’instaurer de nouvelles règles du jeu dans un monde multipolaire en tenant compte du basculement du centre de gravité de la planète (d’un point de vue économique, démographique, voire culturelle) hors de la sphère occidentale.

Au-delà de ces grands principes et belles déclarations, deux sujets majeurs devraient concentrer l’attention des participants :

  • Le lancement d’un processus d’élargissement de ce « club des 5 » à de nouveaux membres, et en particulier l’étude de la candidature de l’Algérie, ouvertement formulée en novembre 2022. La cooptation de l’Algérie devrait également s’accompagner de celle de l’Argentine et de l’Iran qui ont également fait acte de candidature, et ouvrir la voie, dans les toutes prochaines années à une vague d’adhésions impliquant l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis, la Turquie, l’Indonésie, l’Egypte, le Pakistan, voire le  Nigeria, le Mexique et la Thaïlande. La constitution de ces BRICS+, formule usitée par le ministre chinois des affaires étrangères lors de la visite de Xi Jinping en Arabie saoudite en novembre dernier, confirme, s’il en était encore besoin, le repositionnement du centre de gravité de la scène mondiale quelque part dans la zone « indo-pacifique » (même si ce terme heurte toujours Pékin), du moins très nettement en dehors de l’espace atlantique et euro-méditerranéen.
  • L’autre grand dossier abordé devrait concerner les projets de dédollarisation des échanges mondiaux. Vladimir Poutine a évoqué à plusieurs reprises (et avant même l’invasion de l’Ukraine), le projet d’instaurer avec ses partenaires du « club des 5 » une monnaie de réserve basée sur un panier de devises (le BRICS coin?). L’idée d’un tel mécanisme avait été formulé dès 2018 par le club Valdaï, un think-tank moscovite très proche du maître du Kremlin. L’objectif poursuivi est double : utiliser davantage de monnaies locales pour les paiements dans les échanges bilatéraux entre BRICS et surtout, à la lumière des événements d’Ukraine, de disposer d’une alternative solide au dollar américain en tant que monnaie de réserve. Un souci partagé, au-delà des membres actuels des BRICS, par de nombreux pays du sud, « interloqués » (pour ne pas dire « traumatisés ») par la rapidité et l’efficacité avec laquelle les pays occidentaux ont gelé les réserves de change russes au lendemain de l’attaque contre Kiev. Un « scénario-cauchemar » que la mise en place d’une monnaie de réserve alternative équivalente au SDR (Special Drawing Rights) du FMI permettrait d’éviter à l’avenir. Reste à savoir si les membres actuels et futurs du « club » parviendront à se mettre d’accord sur ce mécanisme.
  • Dans l’attente, cet impératif d’émancipation financière à l’encontre du dollar et des autres devises occidentales pourrait conduire, rapport de force économique oblige, à favoriser surtout un recours plus fréquent au yuan chinois, tendance favorisée par le renforcement des échanges entre la Russie et la Chine du fait des sanctions occidentales. Pékin pousse de manière prudente et progressive en faveur de l’internationalisation du yuan et 2022 a été marquée par de nombreux « petits pas » en la matière, en Afrique et au Moyen-Orient. L’évolution de l’Arabie saoudite sur ce sujet ces derniers mois est intéressante à suivre : à plusieurs reprises (visite du président Xi JinPing à Riyad à l’automne 2022 + sommet de Davos, mi-janvier 2023), Riyad a laissé entendre que le recours à des « pétro-yuans » (et à d’autres devises) était plus qu’envisageable en dépit de l’ire que cela suscite à Washington. Fin 2022, le renminbi chinois était la 5ème devise la plus utilisée au monde (devant les dollars canadiens, australiens ou le francs suisse, par exemple), mais son utilisation ne concernait que 2,37% des transactions à l’échelle internationale (contre plus de 40% pour le dollar et 35% pour l’euro). Le chemin de l’internationalisation est encore long. Les petites avancées enregistrées ces derniers mois ne perturbent (pas encore) les grands équilibres financiers mondiaux (en particulier la détention massive de bonds du Trésor américain par les Chinois et les Saoudiens, que l’usage plus fréquent de pétro-yuans pourrait rendre moins « primordiale » à leurs yeux, avec toutes les conséquences négatives que cela pourrait entraîner sur l’économie US). On en est pas encore là, mais cette aspiration à la dédollarisation est partagée par de plus en plus de protagonistes de la scène internationale et constitue, à n’en pas douter, d’une dynamique appelée à prendre de l’ampleur et de ce fait susceptible de modifier – sensiblement- les modalités du commerce international au cours de la prochaine décennie.

3) L’année 2023 devrait s’achever par une réaction significative de Washington à ces indices d’usure de son leadership, prenant la forme d’une visite historique du président Biden en Afrique, la 1ère d’un président US depuis celle de Barack Obama voici plus d’une décennie. Un déplacement qui, s’il est confirmé, comprendrait une étape « incontournable » en Afrique du sud, pour tenter de consolider la posture pro-occidentale de cet allié africain un peu trop émancipé.

Au terme de ces 12 mois d’intenses activités diplomatiques qui se profilent (surtout si on y rajoute le sommet du G20 de la fin de l’année sous présidence indienne), il devrait être possible d’avoir une idée un peu plus précise de la reconfiguration de la scène internationale et de dessiner à grands traits le panorama géopolitique à l’horizon 2035.

Un commentaire

  1. Une fois encore une analyse très objective de ce que nous réserve 2023 dans la nouvelle configuration de la géopolitique mondiale. Mais j’ai l’impression que l’Occident fait semblant de l’ignorer ou pratique la politique de l’autruche. Il ferait mieux de prendre en compte ses mutations qui s’annoncent au risque d’être surpris par les événements .

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