Les BRICS vont-ils décrocher la Lune ?

Le récent sommet des BRICS, fin août, a marqué une nouvelle étape de la refondation de l’ordre international en vue de sa « désoccidentalisation ».

Le XVème sommet des chefs d’Etats des BRICS qui s’est tenu à Johannesburg du 22 au 24 août 2023 a constitué, comme attendu, une étape majeure de l’agenda de refondation de l’ordre international contemporain et de sa « désoccidentalisation ». Portés par un contexte général plutôt favorable à leurs intérêts, les 5 membres du « club des émergents » devaient combiner une volonté d’élargissement de leur cénacle et une nécessité d’approfondissement de leurs partenariats, deux démarches ambitieuses mais complexes à concrétiser en simultanée. Le bilan final du sommet de Johannesburg témoigne de premières avancées dans les deux registres qui devraient s’accentuer au cours des années à venir.

Un bilan qui ne peut que satisfaire Pékin

En matière d’élargissement, le « club » va devoir changer de nom du fait de l’intégration à compter du 1er janvier 2024 de 6 nouveaux membres alors que plus d’une trentaine de candidats s’étaient plus ou moins officiellement manifestés. Le choix des nouveaux entrants s’est fait sur des critères opaques mais conformes aux intérêts de Pékin, tout en tenant compte d’un relatif équilibre continental : une place supplémentaire a été attribuée à l’Amérique latine (l’Argentine) et à l’Afrique sub-saharienne (l’Ethiopie), tandis que le Proche et le Moyen-Orient, jusqu’alors absent de ce cénacle, y entrent en force avec pas moins de 4 représentants (Iran, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unies, Egypte). L’affirmation de ce tropisme moyen-oriental constitue un succès diplomatique supplémentaire pour Pékin dans cette zone après la spectaculaire réconciliation Arabie saoudite / Iran réalisée sous son égide en mars dernier. Cela marque également une nouvelle étape dans « l’émancipation géopolitique » de Ryad à l’égard de Washington. Ce nouvel ensemble élargi représente 40% de la population mondiale et plus d’un tiers du PIB mondial (et « accessoirement également un tiers des membres du G20). De quoi mieux se faire entendre sur les grands enjeux de la scène internationale…

Source : Silk Road Briefing

Il est à noter que deux candidats « sérieux » qui semblaient bien placés pour être cooptés ont finalement été retoqués : l’Algérie (qui s’est fait doubler par l’Ethiopie et l’Egypte pour renforcer la dimension africaine de l’ensemble) et l’Indonésie. Il est cependant probable que ces deux pays profitent d’une nouvelle vague d’élargissement, peut-être dès l’année prochaine. Mais la Russie assurant la présidence tournante du « club » en 2024, la dynamique d’élargissement pourrait être freinée temporairement, guerre en Ukraine oblige, par la relative marginalisation de la diplomatie russe et les réticences de certains pays candidats à s’afficher trop ouvertement ces prochains mois aux côtés de Vladimir Poutine, absent de Johannesburg en raison du mandat d’arrêt lancé à son encontre par la Cour Pénale Internationale.

L’intégration de deux pétromonarchies du Golfe devrait permettre de doper sensiblement les moyens financiers de la banque des BRICS, la New Development Bank (NDB), et consolider les ambitions de cette dernière pour s’affirmer au cours des prochaines années comme une alternative aux institutions de Bretton Woods contrôlées par les Occidentaux. Une vive compétition devrait opposer ces institutions financières durant les décennies à venir, pour le plus grand profit des pays des « Suds Globaux  » qui auront plus que jamais besoin de financements extérieurs pour lutter contre la pauvreté et le sous-développement et s’engager dans les diverses transitions (énergétiques, numériques…), rendues nécessaires par les effets du changement climatique et de l’innovation technologique.

L’autre grand chantier évoqué lors du sommet concerne la « dédollarisation » des économies des pays membres. Du fait de la difficulté de mettre en place une monnaie commune en raison de l’hétérogénéité de leurs économies et de leurs besoins, les participants ont décidé, plus pragmatiquement, de favoriser le recours à leurs monnaies nationales dans le cadre de leurs échanges économiques bilatéraux (commerce mais aussi investissements), afin d’éviter tout risque de sanctions extraterritoriales américaines sous prétexte d’utilisation du dollar. L’impact de cette approche devrait être sensible sur le marché de l’énergie, deux BRICS (Chine et Inde) étant les deux principaux importateurs mondiaux d’hydrocarbures quand trois autres figurent parmi les 5 premiers exportateurs (Arabie saoudite, Russie et Emirats), sans oublier l’Iran sous sanctions. De quoi faire à terme de l’OPEP+ une organisation satellite du nouvel ensemble ? Cette approche pragmatique devrait cependant favoriser à terme les efforts d’internationalisation du yuan chinois sans toutefois forcer la main à l’Inde.

Cette nouvelle approche monétaire va conduire les pays membres à utiliser dans leurs échanges commerciaux des mécanismes de compensation bancaire alternatifs au système SWIFT sous influence américaine. Le développement de ces systèmes interbancaires (China International Payments System / CIPS chinois + SPFS russe) devrait rendre opaque une quantité croissante d’échanges financiers au grand dam des services de renseignement occidentaux qui vont de ce fait perdre l’accès à de nombreuses données.

L’hégémonie occidentale remise en cause aussi bien sur terre que dans l’espace

L’actualité estivale a également concerné certains membres des BRICS dans un tout autre registre : l’aventure spatiale, et plus particulièrement la « reconquête » de la Lune. Pratiquement aux mêmes dates que le sommet de Johannesburg, deux des pays participants (Russie et Inde) ont tenté de faire alunir un engin d’observation au pôle Sud du satellite de notre planète. L’objectif était d’explorer ces contrées en perspective d’une future installation de bases lunaires envisagée d’ici moins d’une décennie. La tentative russe (mission Luna 25) s’est soldée par un échec, prolongeant la « malédiction lunaire » frappant les programmes Luna lancés par Moscou depuis les années 60. Les pressions politiques pour tenir des délais très (trop ?) courts et l’impact négatif des sanctions internationales sur le secteur aérospatial russe expliquent pour partie ce nouvel échec. Celui-ci est d’autant plus douloureux pour le Kremlin qu’il contraste avec la réussite de la tentative indienne, le 23 août, en plein sommet des BRICS. Le succès de la mission Chandrayaan-3 (alunissage de l’atterrisseur Vikram et déploiement au sol du rover Pragyan) permet à New Delhi d’intégrer le club très fermé des puissances ayant su faire alunir un engin sur la Lune dans le cadre d’un programme aussi ambitieux que low cost, démontrant si besoin en était l’ingéniosité des ingénieurs indiens. Un succès d’autant plus spectaculaire à l’aune de l’échec de la mission russe mais aussi de l’explosion en vol d’une fusée Starship, le 20 avril dernier,  menaçant le calendrier du retour sur la Lune de la NASA, et l’envoi – théoriquement en 2024 – un équipage américano-canadien sur la Lune.

La course est déjà lancée entre Occidentaux et alliés (Programme Artémis), Chinois (probablement en partenariat avec les Russes), voire Indiens (oscillant entre coopération internationale et autonomie spatiale) pour l’implantation à l’horizon 2030 de bases lunaires dans des zones polaires susceptibles de disposer de ressources en eau nécessaires à toute tentative de colonisation de l’astre. 

Si tout notre imaginaire a été bercé par des productions hollywoodiennes illustrant une conquête de l’espace « made in America » reposant sur des héros masculins blancs et anglo-saxons (selon une interprétation « wokiste » de ce genre cinématographique, même si depuis une quinzaine d’années une petite place a été faite aux femmes autant dans la réalité que dans cette course aux étoiles fictionnelle), la réalité pourrait s’avérer différente. Taïkonautes chinois, explorateurs spatiaux indiens ou issus d’autres pays des « Suds émergents » pourraient également marquer l’Histoire. Les deux prochaines décennies pourraient ainsi se caractériser par une « extra-planétarisation » de la rivalité entre Occidentaux et tenants des Suds émergents (le terme BRICS n’ayant plus alors de signification pertinente). Si cette rivalité devait s’amplifier sur notre bonne vieille Terre, elle devrait également, au cours des prochaines décennies s’étendre à la Lune, Mars, voire « vers l’infini et au-delà »… 

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