L’essor de la Pax Sinica au Moyen Orient

Alors que tous les yeux occidentaux sont braqués sur l’évolution du conflit en Ukraine et scrutent le moindre indice pouvant confirmer les suspicions de livraison d’armes chinoises à Moscou, Pékin a surgi de sa boîte, le 10 mars dernier, dans un rôle où on ne l’attendait pas.  Non pas en tant que fournisseur d’armes au profit de l’armée russe mais en faiseur de paix dans le Golfe arabo-persique, ébranlant bien des aprioris et des certitudes dans bon nombre de chancelleries occidentales. 

Le coup de maître de Pékin dans le Golfe

La diplomatie chinoise est en effet parvenue à sceller le réchauffement des relations entre les deux puissances régionales rivales que sont la monarchie wahhabite saoudienne et la république islamique iranienne. Un succès qui ouvre la voie à l’échelle régionale à une dynamique vertueuse, laissant augurer une baisse du niveau des tensions (à défaut de réelles résolutions des conflits) dans le chapelet de guerres par procuration que se livrent, surtout depuis le printemps arabe de 2011, les deux rivaux régionaux dans tout le Moyen-Orient, du Yémen à la Syrie en passant par le Liban et l’Irak.

Les relations entre Ryad et Téhéran sont « structurellement » antagonistes depuis des décennies, et particulièrement depuis 1979, année d’instauration de la république islamique en Iran et de la tentative de déstabilisation de la monarchie saoudienne, qui devait donner lieu à la spectaculaire intervention du GIGN français dans les lieux saints de La Mecque. Depuis lors, les deux pays ont rompu leurs relations en 1987 (à la suite de la mort de plusieurs centaines de pèlerins iraniens à la Mecque) puis de nouveau en 2016, à la suite de l’attaque du consulat saoudien à Téhéran dans la foulée de l’exécution d’un leader influent de la minorité chiite saoudienne, Nimr al-Nimr.

Source : Ministère chinois des Affaires Etrangères

La portée de « l’annonce du 10 mars » à Pékin ne doit donc pas être surestimée. Le long et profond contentieux géopolitique et religieux (Sunnites vs Chiites) entre les deux régimes est loin d’être apuré. Les deux parties consentent à la reprise de leurs relations diplomatiques, avalisent la réouverture de leurs ambassades dans un délai de deux mois, programment une rencontre entre leurs ministres des affaires étrangères et réactivent deux accords, l’un en matière de sécurité datant d’avril 2001 et l’autre, de portée plus générique conclu en mai 1998. Cela n’a pas l’ampleur « historique » de la visite du président Sadate en Israël en 1977, pour prendre une référence régionale. Certes, au-delà des points ouvertement évoqués dans le communiqué officiel, il semble que les négociateurs de chaque délégation – non pas des diplomates mais des « sécurocrates » de premier plan (l’amiral iranien Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale, d’un côté, le conseiller à la sécurité nationale Moussaid bin Mohammed Al-Aiban de l’autre) – aient pris des engagements de nature plus « sensible ». Téhéran se serait engagé à ne plus instrumentaliser des proxies yéménites ou irakiens pour s’en prendre aux installations pétrolières saoudiennes (Ryad vivant dans le souvenir traumatique des frappes de septembre 2019) et à peser sur ses alliés Houthis au Yémen afin de favoriser une sortie de crise pérenne dans ce conflit si sanglant. Pour sa part, Ryad devra inciter à la retenue le contenu de la chaîne satellitaire en langue farsi Iran International émettant depuis Londres mais contrôlée par des intérêts saoudiens et cesser son soutien à divers mouvements d’opposition, kurde ou sunnite, aspirant à renverser le régime des Mollahs. 

Le GSI, un concept structurant des relations internationales à l’horizon 2035 ?

Ce rapprochement irano-saoudien sous l’égide de Pékin constitue une première concrétisation de la nouvelle doctrine stratégique chinoise, l’Initiative pour la sécurité mondiale (Global Security Initiative / GSI), évoquée pour la première fois en avril 2022 par le président Xi Jinping, et formalisé par un document d’une dizaine de pages en février dernier. La Chine entend s’affirmer comme un acteur responsable d’un système international qu’elle cherche à transformer et à « désoccidentaliser ». Une anecdote significative témoigne de cette volonté : durant les 5 jours de tractations à Pékin, début mars, les trois délégations se soient engagées à utiliser exclusivement leur langue (le farsi, l’arabe et le chinois) en excluant l’anglais des discussions.

Cette ambition de peser toujours plus sur les « affaires du monde » a incité Pékin voici quelques semaines à présenter un ersatz de plan de sortie de crise concernant l’invasion de l’Ukraine, lequel n’a guère convaincu, suscitant des commentaires acides dans les capitales occidentales par son simplisme et sa légèreté, tout en étant mieux accueilli à Moscou mais aussi à Kiev. Les Ukrainiens sont conscients qu’à un moment (qui est sans doute encore loin d’être arrivé), il leur faudra bien négocier avec les Russes et qu’il faudra alors un médiateur à la fois influent, puissant et relativement désintéressé pour superviser les tractations. Or, la liste des prétendants crédibles est courte, aucune puissance occidentale ne pouvant y prétendre du fait de leur état de « cobelligérance de facto » en fournissant moult équipements militaires à Kiev. Par défaut, et si Pékin continue de s’abstenir à apparaître comme un trop important fournisseur d’équipements à l’armée russe, la Chine fait figure de postulant sérieux (voire unique…) à cette entreprise de médiation qui s’annonce des plus complexes. L’accord surprise du 10 mars entre deux adversaires jugés encore peu irréductibles consolide, sans nul doute, ce profil d’arbitre « honnête, impartial et de bonne foi » comme s’auto-proclame Pékin.

Pour l’heure, la diplomatie chinoise pratique son savoir faire dans le Golfe et la péninsule arabique, une zone qui fournit à Pékin 40% de ses importations de pétrole et dont la stabilité est cruciale pour l’économie chinoise.

  • Le réchauffement irano-saoudien devrait entraîner des répercussions positives, dans les semaines ou les mois à venir au Yémen, où une trêve prévaut déjà depuis pratiquement un an et où chaque protagoniste, qu’il soit yéménite ou étranger, aspire à mettre un terme à l’enlisement qui prévaut. Sous l’égide de Pékin, Téhéran pourrait favoriser une sortie de crise convenable à Ryad en lui permettant de se retirer sans perte de face de ce bourbier. Profitant de cette dynamique, Pékin pourrait s’afficher comme le grand architecte d’une pax sinica destinée à reconstruire le pays dans le cadre de sa stratégie des nouvelles routes de la soie (sur la base de généreux financements chinois et pour le plus grand profit d’entreprises chinoises de BTP, électricité, télécoms…) dans une zone très sensible pour le commerce international et où les intérêts chinois sont multiples de part et d’autre du détroit de Bab el Mandeb. On rappellera que la seule base militaire chinoise (à ce jour) hors de Chine se situe de l’autre côté du détroit, en république de Djibouti.
  • La décrispation irano-saoudienne pourrait également se faire ressentir au Liban, en permettant (enfin !), l’élection d’un président de la République après de longs mois de blocage. Une petite avancée, certes, qui ne garantirait guère une amélioration significative du contexte politique et socio-économique au Pays du Cèdre. Mais une petite avancée quand même.
  • Des effets bénéfiques pourraient également se faire ressentir en Irak, voire peut-être même en Syrie, même s’ils apparaissent bien moins évidents à appréhender.

Fort de ce succès initial et des effets bénéfiques induits qui devraient en découler, il est probable que Pékin cherche à s’immiscer dans d’autres « monopoles diplomatiques » occidentaux dans la région et actuellement enlisés, qu’il s’agisse du dossier du nucléaire iranien (en offrant des garanties ou des technologies aux Saoudiens afin d’établir un éventuel équilibre de la terreur face à l’Iran), voire dans l’inextricable conflit israélo-palestinien. Un dossier sur lequel Pékin pourrait s’avérer bien moins « compréhensif » que Washington quant à la défense des intérêts de l’Etat hébreu. Celui-ci apparaît déjà comme l’un des grands perdants de « l’annonce du 10 mars ».  Israël a subi un revers spectaculaire dans sa stratégie de constituer un front élargi face à Téhéran. Candidat potentiel à rejoindre cette alliance, Ryad a clairement indiqué préférer se rapprocher de Téhéran plutôt que de Tel Aviv, compliquant sensiblement les options militaires israéliennes contre le potentiel nucléaire iranien.

Les prochaines étapes de la Pax Sinica dans la zone

Pékin entend pérenniser cette « nouvelle relation à 3 », cruciale pour sa sécurité énergétique et la consolidation de son initiative des « Nouvelles Routes de la Soie » (Belt and Road Initiative  /BRI) dont le pivot géographique se situe au Moyen-Orient. Il lui faut pour cela favoriser par tous les moyens l’émancipation de Ryad de sa relation pesante avec Washington et réduire autant que possible l’influence américaine et occidentale dans la zone. Une influence perçue de plus en plus ouvertement par les protagonistes locaux comme en perte de vitesse et de moins en moins fiable, à la lumière des retraits désordonnés d’Irak et surtout d’Afghanistan, aux termes d’interventions militaires peu concluantes.

Dans un tel contexte, Pékin souhaite métamorphoser une double relation bilatérale, déjà de haut niveau, (cf. la visite du président Xi en Arabie saoudite début décembre 2022 + la signature en 2021 d’un vaste accord stratégique sur 25 ans avec Téhéran, prévoyant quelques 400 Mds d’investissements chinois dans le pays, lien renforcé par la visite à Pékin, mi-février 2023, du président iranien, Ebrahim Raïssi) avec ces deux rivaux séculaires devenus ses principaux partenaires commerciaux et fournisseurs de pétrole en une relation tripartite entre « partenaire stratégique intégraux » (pour reprendre la terminologie chinoise et dans l’espoir d’y introduire à terme un quatrième larron, à savoir les EAU). Une relation s’inscrivant, comme toujours avec les Chinois, dans une logique « win / win ».  Un tel objectif est clairement affiché dans le communiqué final diffusé le 10 mars, les trois signataires déclarant ouvertement « leur ferme volonté de déployer tous les efforts pour renforcer la paix et la sécurité régionales et internationales »

Plusieurs étapes en ce sens se profilent.

  • L’exécutif chinois caresse ainsi le projet d’organiser dans les prochains mois à Pékin un sommet réunissant les monarchies sunnites du Conseil de Coopération du Golfe et l’Iran, un exploit diplomatique qui constituerait un nouveau pied de nez à Washington (écornant une nouvelle fois sa stratégie d’isolement diplomatique du régime des Mollahs) et un grave revers pour Israël qui verrait une bonne partie des espoirs de diabolisation de l’Iran apparus lors de la signature des accords d’Abrahams s’étioler au fil du temps.
  • En parallèle, Pékin souhaite arrimer les deux puissances régionales à une architecture diplomatico-sécuritaire « sino-compatible » et « non-occidentalisé ». Le processus semble déjà enclenché comme le prouve l’adhésion déjà actée de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) qui entend s’ouvrir largement vers le Moyen Orient au cours des prochaines années, les pétromonarchies du Golfe bénéficiant d’ores et déjà du statut d’observateur, en attendant une éventuelle adhésion.
  • Pékin entend « doubler la dose » en incitant Téhéran et Ryad à rejoindre les rangs des BRICs, le « club des 5 émergeants » qui devrait s’élargir assez spectaculairement sensiblement au cours des prochaines années, et peut-être dès 2023, au profit de plusieurs poids lourds du « Global South » : Iran Arabie saoudite, Algérie, Indonésie, Pakistan, Argentine…
  • Dans le même temps, Pékin devrait redoubler d’efforts pour favoriser la « dédollarisation » des échanges économiques entre partenaires de l’OCS et de BRICs, et tout particulièrement en ce qui concerne les transactions dans le secteur énergétique. Les Chinois ne devraient cesser de plaider auprès de leurs alliés régionaux pour un abandon progressif des pétro-dollars au profit d’une internationalisation du yuan. Une procédure longue et complexe mais qui a déjà début à petite échelle au cours des derniers mois.
  • Ces manœuvres diplomatiques chinoises au Moyen-Orient devraient enfin s’accompagner d’une dimension technologique, l’un des buts majeurs de Pékin étant de diffuser sa technologie 5G, son savoir faire en matière d’intelligence artificielle et son offre en matière de cloud computing et exporter ses pratiques « techno-autoritaires » auprès des régimes de la région, très friands d’un tel savoir-faire. Huawei, si décrié en Occident, est en passe de fournir des réseaux 5G en Arabie saoudite, au Qatar, au Koweït et aux Émirats arabes unis. Très clairement, Téhéran, Ryad, voire Dubaï, semblent préférer que leurs communications « sensibles » soient plutôt interceptées par les Chinois plutôt que par la NSA américaine, avec un risque de fuites calibrées en direction d’Israël. Un « détail » en passe de façonner significativement l’avenir de la région.

Ce nouveau « grand jeu » en cours recèle des enjeux colossaux en matière économique, diplomatique et de renseignement et tout indique que les Chinois entendent tailler des croupières dans tous les domaines à l’hégémonie occidentale qui prévalait jusqu’à présent. Une profonde recomposition du panorama international est en cours, sous la forme d’un rapprochement des principaux grands pays du « Global South » au sein d’enceintes transnationales de plus en plus imperméables à l’influence occidentale et sous l’égide d’une Chine orfèvre de cette recomposition.

A la grande satisfaction des Chinois, l’impulsion initiale qu’ils ont donné au rapprochement des deux rivaux se poursuit « de lui-même » comme l’illustre l’invitation « historique » lancé le 19 mars dernier par le roi Salmane d’Arabie saoudite au président iranien, Ebrahim Raïssi, à se rendre prochainement à Riyad.

Mais plus que la « réconciliation » entre les deux rivaux qui s’étaient engagé dans la voie de discrètes négociations depuis au moins deux ans, sous l’égide de l’Irak, d’Oman, voire – certains indices pourraient le laisser penser – du Pakistan ; la « vraie » surprise réside dans le fait qu’ils aient « offert » ce succès diplomatique à Pékin. Un choix intronisant la Chine en médiatrice discrète et efficace dans les affaires stratégiques du Moyen-Orient, en lieu et place de Washington qui disposait d’un quasi-monopole en la matière depuis des décennies. Un changement de casting témoignant de l’émergence d’un « monde nouveau ».

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