Horizons Incertains a le plaisir de vous présenter un article de Sandrine Ronco, spécialiste de la Chine et chargée d’enseignement à l’Université Gustave Eiffel sur des questions d’indicateurs de risques géopolitiques. Il est consacré aux efforts de la Chine pour mettre en place un système financier alternatif à celui dominé jusqu’à présent par le dollar.
Pékin accélère sa stratégie d’internationalisation du Renminbi (RMB, Yuan) et de déploiement d’un système financier technologiquement indépendant qui se pose en alternative à celui jusqu’à présent dominé par le dollar. Ce nouveau système pourrait être testé dans un avenir proche par un réseau d’Etats pragmatiquement ralliés au projet, au moyen d’une technologie et d’une cybergouvernance chinoises. La Chine veut ainsi permettre à un ensemble hétéroclite d’Etats aux économies complémentaires, de s’affranchir de sa dépendance à l’USD, afin d’asseoir davantage son ambition d’accéder au leadership mondial. Les membres de ce regroupement de pays, aux intérêts bien compris, pourront ainsi interagir sans entrave ni crainte de sanctions extérieures sur leurs transactions.
Le déploiement d’un système financier contrôlé par la Chine, dans un contexte international fluctuant : une gageure
La Chine a de nouveau démontré, qu’elle savait envisager globalement les défis internationaux et saisir les opportunités qui s’offraient à elle. L’année 2014 a fait coïncider le lancement de son projet de yuan numérique avec plusieurs évènements qu’elle a observés et dont elle a tiré les conclusions qui s’imposaient pour ses intérêts : déstabilisation de la zone proche et moyen-orientale et instauration d’un califat par l’organisation Etat islamique ; instrumentalisation politique du prix du baril de pétrole par l’Arabie Saoudite ; annexion de la Crimée et guerre dans le Donbass ; montée des mouvements contestataires à Hong Kong et leurs répercussions dans l’opinion publique taiwanaise. La recrudescence de nouvelles tensions dans le détroit de Taiwan à partir de l’été 2020 et l’activité renforcée des Etats-Unis dans la zone indopacifique ont continué d’inciter la Chine à accélérer l’internationalisation de sa monnaie, de manière innovante. Elle a en effet instauré un écosystème numérique incluant les grandes banques commerciales et les Fintech chinoises développées par les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Cet écosystème sera adossé à la banque centrale, la People’s Bank of China, qui émettra un cryptoactif, le Digital Currency Electronic Payment (DCEP, yuan numérique ou e-CNY). Ce dernier sera transmis par des équipements chinois utilisant la Fintech et la blockchain dans un cyberespace souverain afin de maîtriser l’ensemble des transactions financières entre la Chine et le reste du monde (cf. RONCO Sandrine : « FinTech et monnaie numérique chinoises : Enjeux de souveraineté, défis de conformité » – 31/07/2020, 116p).
Logo du e-yuan
Cet e-yuan, en cours de déploiement hors de Chine continentale à Hong Kong mais aussi aux Emirats Arabes Unis ou en Thaïlande par exemple, est adossé au RMB : 1 eyuan = 1 RMB. Les Etats qui adhèreront au projet pourront probablement connecter leur blockchain sur le réseau chinois. Les échanges en RMB peuvent déjà être sécurisés par l’équivalent chinois du réseau Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), le Cross Border Interbank Payment System (CIPS) auxquels les différents Etats qui adhèrent au projet souscrivent via la signature de protocoles d’accord avec les banques commerciales chinoises. Par extrapolation, l’utilisation d’une devise intermédiaire pouvant servir de monnaie d’échange, sur le modèle du XRP du Ripple (sorte de réseau concurrent de SWIFT utilisant la blockchain) mais avec une validation finale centralisée peut être envisagée. Pour la fintech, le crédit social appliqué à la mine d’or de données personnelles, sur laquelle la Chine est assise, garantira la fiabilité des paiements. Fintech et blockchain fonctionneront de pair dans ce dispositif : l’une sera connectée à l’autre pour transférer l’e-yuan et autres cryptoactifs souverains.
Techfin et matières premières, piliers de l’introduction d’un nouveau système financier
Ce nouveau système repose sur un triptyque sectoriel intégré.
- Les télécommunications tout d’abord avec le déploiement d’équipements chinois dans le monde et la cybergouvernance connexe. L’équipementier télécom Huawei joue un rôle déterminant dans le lancement du yuan numérique. Plusieurs accords ont d’ailleurs été signés dernièrement avec différents Etats pour accélérer le déploiement d’infrastructures télécom indispensables à la stratégie chinoise. Les investissements dans différents pays de la péninsule arabique portent aussi bien sur le cloud, le métavers, la cybersécurité que sur les infrastructures pour construire un réseau pionnier mondial d’évolution 5. 5G. Les trois principaux opérateurs chinois mettent en outre au point un réseau de câbles sous-marins concurrent de celui des Etats-Unis (EMA – Europe-Moyen-Orient-Asie). Ce réseau prévoit de relier Hong Kong, Hainan, Singapour, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la France avec une mise en service prévue pour 2025.
- Le deuxième pan du triptyque est la finance : les transactions financières seront exécutées en yuan numérique autour du concept des Techfin, néologisme énoncé en 2016 par Jack MA Yun, le fondateur d’Alibaba. Les TechFin prennent non seulement comme il l’a défini « le système financier originel et l’améliorent grâce à la technologie » à l’instar des Fintech, mais cherchent également à « reconstruire le système avec de la technologie ».
- Le troisième composant repose sur le secteur des matières premières avec, en priorité, le règlement des hydrocarbures via l’établissement de bourses dédiées, ouvrant la voie à la mise au point un système de « Petro-yuan« . Dans sa boîte à outil, Pékin a déjà notamment à disposition : une Bourse du Pétrole et du Gaz de Shanghai (Shanghai Petrol and Gas Exchange, SHPGX) qu’elle promeut auprès des monarchies du Golfe pour commercialiser leur production d’hydrocarbures en yuan, et une bourse pour les contrats à terme, le Shanghai Futures Exchange (SHFE). Alors qu’elle détient actuellement un quasi-monopole sur les terres rares indispensables pour le développement de certaines industries, la Chine a sur le même modèle lancé des contrats à terme sur les terres rares négociés sur des Bourses dédiées à ces produits à Baotou en Mongolie intérieure et à Ganzhou dans le Jiangxi, en 2020.
Cybersouveraineté, contrôle des capitaux et règlement des importations d’hydrocarbures sont, par conséquent, étroitement liés dans le plan d’internationalisation du RMB.
Un réseau de partenaires disparates pragmatiquement ralliés
La Chine veut principalement s’appuyer sur divers relais dont elle dispose sur la scène internationale : certains Etats d’Asie du Sud-Est ; l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et surtout le regroupement élargi des BRICS. Dominés financièrement par la Chine, ils devraient constituer les principaux canaux de la stratégie chinoise autour d’un principe de non-alignement et de meilleure répartition des richesses. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont déjà recours à une banque de financement de projets d’infrastructures, la New Development Bank, mais aussi à un mécanisme de soutien entre Etats membres. La mise au point d’un nouveau système financier, le BRICS Payment System, a en outre été annoncé.
Logo de la NDB
Par ailleurs, dans le cadre de l’élargissement du regroupement, plusieurs Etats qui ont conclu des accords pour régler leurs échanges avec la Chine en RMB ont déposé leur candidature d’adhésion.
Alors que le prochain sommet des BRICS se tiendra en Afrique du Sud en août prochain, l’Algérie, l’Argentine et l’Iran sont ainsi candidats et un nombre croissant d’Etats dont, l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Egypte, l’Indonésie, la Tunisie, les Emirats Arabes Unis, l’Afghanistan, le Nigeria, Bahreïn ou le Mexique sont intéressés de rejoindre le regroupement à court ou moyen terme.
« The transition to settlements in national currencies is the first step. The next one is to provide the circulation of digital or any other form of a fundamentally new currency in the nearest future”. “It doesn’t matter whether it’s a digital ruble, a digital rupee, a digital yuan, or some other currency. But this currency must follow the laws of our respective nations”.
Alexander Babakov, Russia-India Business Forum, mars 2023.
Alexander Babakov, le vice-président de la Douma a annoncé que les BRICS comptaient changer de paradigme financier entre les économies des Etats membres : « qu’il s’agisse du yuan, du rouble ou de la roupie ou de toute autre forme de monnaie fondamentalement nouvelle », l’objectif est de dédollariser la finance en réalisant des règlements dans des monnaies nationales. La monnaie d’échange qui sera retenue, sera, d’après ses propos, adossée à l’or ou aux produits de terres rares.Elle utilisera probablement la blockchain.
L’intermédiation entre Riyad et Téhéran, expression de la réussite de la diplomatie multidimensionnelle de Pékin
Moscou, qui avait appelé à la dédollarisation du commerce du pétrole en 2018, a signé un accord de règlement des hydrocarbures en RMB avec Pékin en juin 2019. Dans une logique de sécurisation de ses approvisionnements en hydrocarbures, la Chine a enregistré un succès diplomatico-technologico-financier majeur en favorisant le rapprochement entre l’Iran, partenaire avec lequel un accord stratégique a été conclu en 2020, et l’Arabie Saoudite, auprès de qui la Chine a réussi le même exercice en 2023. Non seulement, Riyad a accepté d’utiliser le yuan plutôt que le dollar pour exporter son pétrole vers la Chine mais la réussite de l’intermédiation chinoise a aussi été matérialisée par la possible concrétisation d’efforts très soutenus pour tenter d’aboutir à un accord de cessez-le-feu au Yémen, terrain d’affrontement entre ces deux Etats qui avaient rompu leurs relations diplomatiques en 2016, au moins jusqu’à la fin de l’année 2023.
Jusqu’à présent les Etats-Unis comptaient précisément sur Riyad pour stabiliser le dollar. Le règlement des exportations saoudiennes dans la devise américaine constituait une garantie pour l’USD en tant que monnaie de réserve. Si les transactions avec le plus gros importateur de pétrole brut sont, à l’avenir, de plus en plus facturées et réglées en RMB, les Saoudiens pourront investir dans des banques chinoises afin de recycler de vastes profits du commerce de pétrole, constituer des réserves en yuan et, on peut l’envisager, songer à acquérir de l’armement chinois en lieu et place d’équipements américains et cesser ainsi de soutenir financièrement le complexe militaro-industriel US. La dette des Etats-Unis pourra de plus en plus difficilement être renflouée par les pétrodollars.
La Chine ne veut plus s’adapter au reste du monde mais que celui-ci s’adapte à elle.
« La Chine est un grand pays, les autres sont de petits pays, c’est un fait », dixit YANG Jieshi, ancien ministre des affaires, lors du sommet régional de l’ASEAN de 2010 comme le cite Claude Meyer dans son ouvrage « La Chine banquier du monde ». Là où une crise de confiance s’installe en Occident, la Chine multiplie les actions pour instaurer un front uni d’Etats contraints par les instances économiques et financières mondiales sous domination américaine. Parallèlement à l’accroissement des échanges en yuan, Pékin, jusqu’à présent principal créancier de Washington, diminue prudemment ses réserves en bons du trésor américain afin de ne pas provoquer une chute brutale de la valeur du dollar et augmente ses actifs en or ainsi que dans d’autres devises sur le modèle de la Russie avant l’offensive en Crimée. Pékin semble ainsi préparer son inexorable volonté d’établir un rapport de force suffisant pour entériner incontestablement l’appartenance de Taiwan à son territoire. En lui apportant le moyen de contourner de potentielles sanctions, l’e-yuan pourrait être un élément décisif de ce projet.
La position des différentes parties prenantes au projet chinois à l’égard du mandat d’arrêt international émis pour crime de guerre à l’encontre de Vladimir Poutine, l’évolution de la reprise des relations irano-saoudienne, la pacification de la frontière entre la Chine et l’Inde et autres tensions résiduelles, sont autant de défis à relever pour la solidité d’un projet financier assez éloigné des considérations de friendshoring que l’on tente de lui attribuer. Par ailleurs, un ancien responsable de la banque centrale chinoise a indiqué, en décembre 2022, que l’utilisation du yuan numérique en Chine n’était pas satisfaisante.
Le projet semble actuellement encore fragile pour concurrencer la monnaie américaine. Mais une dynamique est lancée et il conviendra de suivre, au fil des mois, le déroulement de cette vaste entreprise financière de Pékin. Le sommet des BRICS de l’été prochain devrait constituer à ce titre un important rendez-vous.
Sandrine Ronco
[…] Une telle évolution tend à favoriser une internationalisation de la monnaie chinoise, le yuan, mais ne satisfait guère l’Inde qui redoute une position trop dominante de son partenaire et […]